RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE
(Reportage publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er
Août 1917)
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I. — LES ROUTES D UNE ARMÉE
Dès que nous arrivons dans la grande plaine vénitienne
près du quartier général de l’armée, on nous explique les fronts italiens avec
une clarté parfaite et qui rend les cartes inutiles.
— Nous avons trois fronts, me dit l’officier qui va me
servir de guide. Sur le premier, le front de l’Isonzo, qui est la route de
Trieste, nos troupes peuvent marcher, quoique la marche ne soit pas facile; sur
le second, le Trentin, vers le Nord, où l’ennemi approche le plus de nos
plaines, il faut que nos troupes grimpent. Partout ailleurs, elles doivent
grimper et faire de
l’alpinisme.
Vous verrez.
Il m’indique, au loin dans la direction du Sud-Est et
de l’Est, à travers une brume de chaleur, des hauteurs d’aspect sinistre, où
les canons se répondent comme dans une querelle grandiose.
— Ici le Carso, où nous allons maintenant.
Puis il se tourne vers le Nord-Est et le Nord, où des
montagnes plus proches, plus hautes, montrent des traînées de neige dans leurs
plis.
— Ici les Alpes Juliennes. Tolmino est derrière.
Toujours au Nord, où la neige est plus épaisse, les Alpes Carniques. Nous
combattons par là. A l’Ouest de cette chaîne, les Dolomites, théâtre ordinaire
des ascensions des touristes et sujet de leurs livres. Nous y combattons aussi.
Les Dolomites rejoignent les sommets de la chaîne, Trentin et le plateau
d’Asiago, où nous combattons encore. De là nous tournons au Nord jusqu’à ce que
nous rencontrions la frontière suisse. Toujours des montagnes, comme vous
voyez.
Il désigne les pics l’un après l’autre, avec l’aisance
d’un homme accoutumé à repérer des points sous tous les angles de vision et
tous les jeux de lumière. Mais les yeux d’un étranger ne peuvent rien saisir de
ce lointain décor, si ce n’est un véritable rempart de montagnes immobiles — «
comme des géants à la chasse » — tout le long de l’horizon septentrional. La
jumelle les divise en chaînes enchevêtrées de monticules boisés, pics aux
flancs creux, fendus par des ravins noirs ou gris, bandes de rocs incolores,
balafrés et entaillés de blanc; glaçons de neige durcie qui dépassent comme un
gros ongle les éclats de pierre; et derrière tout cela, une agonie de rochers
torturés à l’arrière-plan du ciel. Il faut que les hommes soient rompus à la
montagne, si même ils n’y sont pas nés, pour y évoluer librement. Elle a, à un
trop haut degré, son génie propre et comme son démon qui la hante. Les plaines
autour d’Udine sont meilleures, — les grasses plaines, unies, couvertes de
moissons, — pièces de blé et d’orge entre des vignes bien soignées, chaque
plant de vigne vigoureux et bien venu, et les bras étendus pour accueillir le
printemps, chaque champ bordé de vieux mûriers consciencieusement étêtés pour
les vers à soie, et chaque route flanquée de canaux étincelants qui murmurent
agréablement dans la chaleur.
De distance en distance sur la route, à peu près tous
les vingt mètres, un carré bien net de cailloutis calcaire, encadré par une
dérivation d’eau. Tous les cent mètres, un vieillard et un jeune garçon
travaillent ensemble, l’un avec une longue pelle, l’autre avec un seau de
fer-blanc au bout d’une perche. Dès que quelque usure se manifeste à la surface
de la route, le vieux bourre le creux avec une pelletée de cailloutis, le gamin
y verse de l’eau et il n’y a plus qu’à laisser passer les véhicules pour que ce
soit aussi dur et serré qu’un caoutchouc de chambre à air. La perfection et le
bon entretien des routes sont presque tout pour l’automobile. Là où il n’y a
pas de bosses, il n’y a pas d’effort, même avec les plus lourdes charges. Les
camions glissent de la tête de ligne jusqu’à leur destination, reviennent et
repartent de nouveau sans exiger de réparation ni causer de retard. Toute cette
campagne italienne s’appuie sur le principe très simple que la civilisation est
une question de transports chaque morceau de route, chaque courbe le prouve.
Sur le front français, la Providence ne fournit pas l’avantage si appréciable de
ces rivières dont le lit permet de remplir à la pelletés wagonnets qui
promènent à travers tout le paysage la jolie pierre destinée aux routes. On ne
trouve pas non plus, en France, ces montagnes généreuses où un homme n’a qu’à
étendre la main pour en tirer la pierre de toutes les Pyramides. Et enfin nulle
part il n’existe des populations habiles de naissance aux travaux de
maçonnerie. Disons-le donc, en transposant un mot de Macaulay : ce que la hache
est au Canadien, ce que le bambou est au Malais, ce que le bloc de neige est à
l’Esquimau, la pierre et le ciment le sont à l’Italien, et j’espère le montrer
par la suite.
Les soldats italiens portent un casque d’acier qui
diffère un peu du casque français et les fait ressembler de loin à des
légionnaires romains sur une frise triomphale. La taille, le physique et,
par-dessus tout, l’équilibre des hommes leur sont particuliers. Ils semblent
plus souples dans leurs mouvements d’ensemble et moins surchargés d’accessoires
que les soldats français et anglais; mais la différence essentielle consiste
dans leur manière de marcher, — la manière même dont ils frappent du pied le
sol et semblent, à chaque pas, en prendre possession. Ce peuple a un sentiment
de la propriété aussi vif que celui du Français. Les innombrables troupes en
gris-vert laissent voir dans leur marche à travers ces belles campagnes leur
amour des moissons et leur respect de la terre. Quand des hommes vivent
toujours en plein air, il y a entre eux et leur milieu une sorte de pénétration
réciproque et naturelle, qu’on ne trouve pas chez ceux que le climat ou leurs
occupations maintiennent à la maison pendant la plus grande partie de l’année.
L’espace, la lumière, l’air, tout le mouvement de la vie sous le ciel
vivifiant, entrent pour une grande part dans le fond psychologique de
l’Italien.
Si bien que lorsqu’on ordonne à un soldat de s’asseoir
dans la poussière et de rester là sans bouger, tandis que passent les obus, il
le fait aussi naturellement qu’un Anglais approche une chaise du feu.
II - LE VENTRE DES PIERRES
— Et voici la rivière de l’Isonzo, nous indique
l’officier quand nous atteignons le bord de la plaine d’Udine.
Elle pourrait sortir du Kashmir avec ses larges
ondulations de bancs de sable clair qui éparpillent le courant en une brume dansante.
Les eaux d’un jade laiteux sentent la neige des collines, cependant qu’elles
tirent sur les amarres du ponton disposées de manière à lui laisser du jeu pour
s’élever et s’abaisser : un cours d’eau sorti des neiges a la marche aussi peu
sûre qu’un ivrogne. L’odeur des mules, les feux allumés partout et le cortège
des chariots siciliens, bas sur roues avec leurs panneaux historiés d’images
bibliques, ajoutent à l’illusion d’Orient. Mais la chaîne qui, là-bas, au bord
de la rivière, paraissait si escarpée et n’était en réalité qu’un petit remblai
assez plat au milieu des montagnes — quelque chose comme un avorton de
pierraille boueuse hachée par les intempéries — ne ressemble à aucun pays de la
terre. Tout le long de sa base, sourds désormais aux cris perçants des mules, à
la toux des moteurs, aux ronflements des machines et aux bruits discordants des
camions, gisent, dans des cimetières qui forment une ceinture interminable, les
cadavres des soldats qui ont les premiers frayé la voie vers les hauteurs dominant
leurs tombes.
— C’est ici que nous les descendions pour les
ensevelir après chaque combat. Et combien n’y a-t-il pas eu de combats I Des
régiments entiers sont couchés là, — et là, — et là ! Quelques-uns de ces morts
tombèrent dans les premiers jours, quand nous faisions la guerre sans routes.
D’autres sont morts plus tard, quand nous avions les routes, mais que les
Autrichiens avaient les canons. D’autres enfin tombèrent les derniers, quand
nous battîmes les Autrichiens. Regardez !
En vérité, comme dit le poète, la bataille est gagnée
par les hommes qui tombent. Dieu sait combien de mères ont leurs fils endormis
le long de la rivière devant Gradisca, à l’ombre de la première chaîne du Carso
maudit. Le dernier sommeil de ces braves est troublé par l’effort de leurs
compatriotes indomptables, qui continuent à se frayer la route à coups de
dynamite vers l’Orient et Trieste; la vallée de l’Isonzo multiplie le
grondement de l’artillerie lourde autour de Goritz et dans les montagnes du
Nord. Ils gisent là comme dans une forge géante où les anneaux de la nouvelle
Italie sont en train de se souder dans la fumée, les flammes et la chaleur, —
la chaleur qui monte devant eux, des bancs de sable desséchés de la rivière, et
celle qui rayonne de la chaîne desséchée derrière eux.
La route grimpe en serpentant parmi des tranchées
vides, à travers des fils de fer rouillés qui s’enchevêtrent sur le sol avec un
air de « herses faites pour dévider les corps des hommes comme de la soie, » —
entre les monticules ordinaires de sacs de sable crevés, autour des fosses
creusées pour les canons et dont les saisons en se succédant ont adouci les
angles. On ne peut pas creuser de tranchées, pas plus qu’on ne peut trouver
d’eau sur le Carso, car à une pelle de profondeur la pierre ingrate se change
en roc revêche et il faut tout forer et faire sauter à la dynamite.
Pour le moment, le printemps ayant été humide, les
pierres conservent une teinte verdâtre ; mais d’ailleurs aucune apparence de
végétation sur ce roc brûlé par l’été. Comme si ce n’était pas assez de toute
cette sauvagerie, les pentes nues et les sommets désolés sont parsemés
d’innombrables fosses, quelques-unes merveilleusement dessinées par le diable
pour y poster des mitrailleuses, d’autres pareilles à de petits cratères bons à
loger des howitzers de onze pouces, s’ouvrant au fond par des crevasses dans
des cavernes sèches où les régiments peuvent se cacher et se tenir à l’abri.
J’ai sous les yeux une de ces excavations, utilisée contre les bombes par deux
régiments autrichiens, non loin d’un petit groupe abandonné de murs intérieurs
de maisons, tous gris d’argent, qui se penchent et se parlent tout bas dans
l’air léger, comme des fantômes. C’est là tout ce qui reste d’un village
maintes fois pris et repris. La seule chose qui y demeure vivante est une pompe
à vapeur amenant l’eau par des tuyaux du haut des collines et la conduisant,
sur des paliers de pierre, à travers la brume lointaine, jusqu’aux troupes
altérées qui séjournent dans les tranchées sans eau.
— Il nous est arrivé ici même de mettre les
Autrichiens en pleine déroute, et d’être arrêtés dans notre poursuite par le
manque d’eau. Les hommes allèrent de l’avant jusqu’au moment où ils
suffoquèrent dans la poussière. Maintenant, ces tuyaux les suivent.
Nous montons la route qui serpente sous les plus hauts
et nous débouchons sur le versant le plus sûr, dans ce que les Arabes
appelleraient le «ventre des pierres. » Pas ombre de verdure, aussi loin que le
regard peut s’étendre : rien que le roc brisé et rebrisé par le feu de
l’artillerie. Si battue que soit la terre par les obus, on peut trouver quelque
moyen d’y marcher; mais ici, le pied n’a pas plus de prise que dans une montée
de cauchemar. Il n’y a pas deux éclats de la même dimension, et quand on
trébuche sur le bord d’un cratère d’obus, ses parois dégringolent avec le bruit
de quelque chose de desséché qui s’affaisse. De grandes tombes communes
dressent leur masse, retenues par des murs de pierres : ce sont les meules de
la moisson de la mort. Sur l’une d’elles quelqu’un a posé un vieux fémur
noirci. Le lieu frissonne de fantômes dans la chaude clarté comme les pierres
frissonnent dans la chaleur. Des pics arides, bossues comme des hanches de
vache, font saillie le long de la chaîne que nous dominons. L’un d’eux, plus
bas de quelques pieds seulement que l’endroit où nous nous trouvons, a été pris
et perdu six fois.
— Ils nous ont chassés avec des mitrailleuses de
l’endroit où nous sommes maintenant. Aussi fallut-il d’abord nous emparer de ce
point culminant. Cela nous coûta gros. Et notre guide nous conte des histoires
de régiments décimés, reconstitués et décimés de nouveau, qui achevèrent, à
leur troisième ou quatrième résurrection, les conquêtes que leurs anciens
avaient commencées. Il nous parle d’ennemis tombés par milliers, dont on a
relégué quelque part les cadavres sous les pierres sonnantes, et d’une certaine
division de la Honved autrichienne qui prétend que, par le droit du sang, c’est
à elle qu’il appartient tout spécialement de défendre cette section du Carso.
Ces hommes aussi surgissent des rochers, meurent et semblent renaître pour
mourir encore.
— Entrons un instant dans ce trou d’obus, — il ne
serait pas prudent d’y rester trop longtemps, — j’essaierai de vous montrer ce
que nous voulons faire à notre prochaine attaque. Précisément, nous sommes en
train de nous y préparer.
Et l’officier nous explique, en précisant d’un geste
de l’index, comment on se propose d’opérer, le long de collines dominant les
routes qui aboutissent en fin de compte à la pointe de l’Adriatique, — on peut
la voir comme une traînée d’argent terne, vers le Sud, — sous des hauteurs
sombres et ombreuses qui couvrent Trieste. Une conduite d'eau chauffée par le
soleil traverse notre trou d'obus à peu près à la hauteur du menton, et l'eau
bourdonne à l'intérieur comme le ronflement d'un obus lointain. L'explication
est ponctuée par le grondement de grosses pièces isolées sur le front italien,
qui tirent afin de se mettre en goût pour l'action sérieuse en perspective.
Tout à coup, le sol se met à hoqueter à quelques mètres en avant de nous, et
les pierres — les pierres aux tranchants venimeux du Carso — volent avec le
bruit d'une compagnie de perdrix.
— Des mines qui explosent, observe tranquillement
l'officier, tandis que les civils, d'un geste automatique, relèvent leurs cols.
On travaille à l'escarpement des pentes... Mais on aurait pu nous avertir !
Les mines explosent en effet, en bon ordre
d'alignement; et comme il est impossible de courir sur les pierres, il ne reste
plus qu'à les regarder, avec un sentiment très vif que les milliers et milliers
de morts qui sont là, au-dessous et autour et derrière, regardent, eux aussi.
Un marteau à air comprimé fait un bruit souterrain comme un claquement de
dents.
— Je n'aurais jamais imaginé une telle sarabande de
pierres...
— Et encore, elles ne sont pas toutes dans la danse.
Nous voudrions bien qu'elles y fussent. Mais elles tiennent ferme. Venez voir!
Hors du grimaçant éclat du soleil, nous suivons une
grande galerie taillée dans le roc : des rails courent sous nos pieds; des
hommes jettent à la pelle dans des wagons tout le rebut qui jonche le sol. Le
jour entre par une demi-douzaine d'embrasures à travers trente pieds de roc.
— Ce sont de nouvelles positions d'artillerie. Pour
des canons de six pouces peut-être ; peut-être pour du calibre de onze.
— Comment vous y prenez-vous pour faire monter ainsi
des canons de onze pouces ?
L’officier sourit un peu : je compris, un peu plus
tard, au sommet des montagnes, la signification de ce sourire.
— Nous les faisons monter à bras, me dit-il. Et il se
tourna vers le soldat du génie chargé de ce service, pour lui reprocher d'avoir
fait exploser les mines sans avertissement. Nous sortons du « ventre des
pierres, » et quand nous nous retrouvons en terrain plat, au delà de l'Isonzo,
nous reportons nos regards sur ce paysage, à travers ses lignes de cimetières
en bordure. C'est le premier obstacle rencontré par l'Italie sur son propre
seuil, après qu'elle eut forcé le large Isonzo malaisé, où, comme m'avait dit
mon guide, les troupes peuvent marcher, mais où la marche n'est pas commode...
On s'en apercevait !
III. — PODGORA
— Nous en avons fini pour quelque temps avec les
pierres, déclare notre guide. Maintenant, nous allons à une montagne de boue.
Elle est sèche à présent, mais cet hiver elle ne tenait pas en place.
Au bord de la route montante, sur une étendue
d'environ un arpent, le terrain est encore difficile : il s'est affaissé en un
mélange de terre et de racines d'arbres, que des hommes enlèvent à la pelle.
— C'est une route toute récente. Nous avons au total
environ six mille cinq cents kilomètres de routes neuves, — ou vieilles routes
améliorées, — sur un front de six cents kilomètres. Mais, vous le voyez, nos
kilomètres ne sont pas à plat...
Le paysage, formé d'un choix de tous les verts du
printemps, est celui des tableaux de sainteté des Primitifs italiens : les
mêmes collines isolées, escarpées, s'élevant de prairies en émail ou de massifs
en fleur, dans la belle ordonnance des mêmes entablements de roc, couronnés par
un campanile ou par un bouquet d'arbres sombres. Sur les routes blanches
au-dessous de nous, les autos et les mules de transport déroulent leurs longues
files, qui avancent d'un train monotone. A un moment, nous dûmes embrasser du
regard plus de trente kilomètres de ces routes en pleine activité, mais il ne
nous fut jamais possible d'y surprendre une brèche. Le système des transports
italiens a fait ses preuves dans la guerre depuis longtemps.
Plus les plaines s'abaissent, à mesure qu'on suit la
route, plus on se rend compte de la hauteur des montagnes dont le cercle nous
domine. Podgora, la Montagne de Boue, est un petit Gibraltar d'environ huit
cents pieds de haut, presque perpendiculaire d'un côté, ayant vue sur la ville
de Goritz, qui, en temps de paix, était une sorte de Cheltenham mal aéré pour
officiers autrichiens en retraite. Partout ailleurs la colline de Podgora
pourrait attirer l'attention ; mais vous auriez beau installer une
demi-douzaine de Gibraltars parmi ce soulèvement de collines dans un mois, le
ruban lisse des routes italiennes les couvrirait, comme les vrilles de la vigne
recouvrent des tas d'immondices.
Les seigneurs de la guerre, autour de Goritz, ce sont
les monts de quatre à cinq mille pieds massés l'un derrière l'autre, et dont
chaque angle, chaque plateau, chaque vallée offre ou masque la mort. Les
montagnes sont un mauvais champ d'action pour les aéroplanes, parce que
l'atterrissage y est partout difficile; mais les appareils n'en viennent pas
moins des deux côtés battre au-dessus d'elles, et les canons de la défense
aérienne, qui ne sont pas impressionnants au grand air des plaines, emplissent
les gorges de leur toux multipliée par l'écho, et qui ressemble plus au
rugissement d'un lion qu'au tonnerre. L'ennemi vole haut, par-dessus les
montagnes, et on le voit se détacher sur le bleu du ciel comme un petit
tourbillon de cendres échappé d'un feu de joie. Il laisse tomber généreusement
ses bombes, et le destin se charge du reste, soit que les unes, aveugles,
éclatent sur la nudité du roc, sans autre mal qu'un long bourdonnement de la
pierre fendue, soit qu'un bruit sinistre de bois, d'hommes et de mules
fracassés proclame que la bombe est tombée cette fois au bon endroit.
Aussi bien, tout ce cadre a tant de charme, la
lumière, le feuillage, les fleurs et les papillons confondus sur les revers
gazonneux des vieilles tranchées jettent un tel défi aux ouvriers vivants de la
mort, qu'il faut se faire violence pour s'interdire les digressions...
Nous poursuivons à pied notre escalade dans la
Montagne de Boue, à travers des galeries et des contre-galeries, jusqu'à un
poste d'observation discrètement dissimulé. Maintenant Goritz, rose, blanche et
bleue, s'étend au-dessous de nous avec toute l'apparence de dormir, parmi ses
marronniers en pleine floraison, au bord de l'Isonzo bavard. Elle est aux mains
des Italiens, conquise après de furieux combats ; mais les canons ennemis, des
montagnes qu'ils occupent, peuvent encore la bombarder à loisir. Les prochains
mouvements, nous explique l'officier, seraient destinés à nettoyer certaines
hauteurs.
— Pouvez-vous voir nos tranchées qui montent vers eux
en grimpant sous leurs menaces?
Ici et là il nous indique que les troupes italiennes
mèneront en rampant leur escalade, couvertes par le feu de l'artillerie,
jusqu'à ce qu'elles arrivent à cette dune nue d'où elles doivent faire toutes
seules leur attaque, qui est réellement une escalade. Si cette attaque
échouait, alors il leur faudrait creuser des tranchées au milieu des rochers et
coucher dehors sous le ciel rude ; car c'est la guerre en montagne, une guerre
où les vallées sont des pièges de mort et où seules les hauteurs comptent.
Nous nous retournons pour regarder derrière nous les
collines capturées, qui depuis le temps de leur création étaient restées si
parfaitement ignorées, mais qui maintenant, à cause du prix dont on les aura
payées, vivront dans l'histoire aussi longtemps qu'il y aura une histoire
d'Italie. Quant aux montagnes qui se dressent devant nous, ce sont cimes encore
païennes qui ont à recevoir le baptême et à s'inscrire au livre d'or, et
personne ne peut dire à ce moment laquelle d'entre elles recueillera le plus
d'honneur ou quel groupe de huttes de bergers portera à travers les âges le nom
d'une bataille d'un mois.
Le recueillement qui présage une grande attaque étend
son manteau sur le repos des deux lignes. Le silence général n'est coupé que
par quelques pièces occupées à finir un travail pour leur propre compte. Les
Autrichiens ont, eux aussi, à mettre une dernière touche : ils tirent sur un
couvent qui domine au versant des collines, — calculant leurs coups, un par un.
Un gros canon au-dessous de nous se met paresseusement à faire sa partie de
notre côté, ébranlant toute la Montagne de Boue. Soudain mettant l'oreille au
récepteur, nous entendons, dans les ténèbres sous nos pieds, une voix jeune, —
celle du correcteur d'artillerie, — prononcer ces mots qui n'ont aucun rapport
avec la justesse du tir :
— Toutes nos félicitations ! Alors vous dînez
avec nous ce soir et vous payez le vin...
Tout le monde se met à rire. Notre guide nous explique
:
— L'officier observateur, — il est en bas vers Goritz,
— vient de téléphoner qu'il a été promu aspirant, — vous dites sous-lieutenant,
n'est-ce pas? Il aura à grimper ici au mess d'artillerie ce soir, et l'on boira
à son avancement.
— Je parie qu'il viendra, propose quelqu'un.
Mais personne ne se présente pour parier contre. Car,
voyez- vous, la jeunesse est partout immortellement la même.
IV. — GORITZ
Nous descendons de Podgora à Goritz par une route plus
merveilleuse qu’aucune de celles que nous avions trouvées jusqu’ici. Elle
ressemble à une piste de toboggan, mais si parfaitement remblayée à chaque
tournant que le roulage aurait pu se laisser glisser sur la descente, si on le
lui avait permis.
A notre entrée dans la ville, des hommes réparaient le
pont jeté sur la rivière, — et pour cause. On fait beaucoup de réparations à
Goritz. Les Autrichiens emploient des pièces lourdes contre la place, —
quelquefois du matériel de douze pouces, — avec lesquelles ils tirent
méthodiquement et lentement de très loin au delà des hautes collines. J’ai
essayé de trouver une maison qui ne portât pas ce monotone pointillage de
shrapnells, mais ce fut difficile. Aucun endroit de la ville n’est hors de
portée des canons ennemis.
Dans le vallon paisible où repose la ville, pas un
souffle d’air, à peine un murmure dans les dômes des marronniers. Des troupes
en marche passent pour monter à leurs tranchées, là- haut sur le flanc de la
colline, et le bruit de leurs pas résonne entre les hautes murailles du jardin
où les fils du service télégraphique sont agrafés, parmi des grappes de
glycines en pleine floraison. Il y a dans la cité plusieurs centaines de civils
qui ne se sont pas encore souciés de s’éloigner, car l’Italien est aussi tenace
dans ce cas-là que le Français. Sur la place principale, où les façades des
maisons ont le plus souffert du bombardement et où le gros pilier de lumière
électrique se courbe jusqu’à terre, j’aperçois une jeune fille marchandant une
carte de boutons à la porte d’une boutique : à cette importante occupation elle
prodigue sans compter ses mains, ses yeux, ses gestes, et le vendeur n’est pas
moins absorbé qu’elle-même. Est-ce donc moins obsédant que nous ne nous
l’imaginons, de vivre avec l’idée qu’on vous surveille toujours de là-haut et
de sentir en quelque sorte dans sa nuque le souffle de bouches invisibles?
Un peu plus tard, dans un jardin plein d’iris, des
Anglaises qui possèdent une installation radiographique et deux voitures
fouettées par les obus me racontent confidentiellement qu’on leur avait promis
au moment de l’attaque qu’elles pourraient s’abriter avec leur matériel à
Goritz même, dans une jolie chambre souterraine où il n’y avait à peu près rien
à craindre des obus qui troublent les blessés et ébranlent l’appareil
radiographique. Elles ajoutent :
— N’était-ce pas aimable de la part des autorités ?
V. — LA VEILLEE DES CANONS
Les étonnants camions automobiles serrent la file sur
la route encore plus étonnante. Notre compagnon s’excuse pour eux.
— Vous voyez, nous avons eu quelque chose à
transporter là- haut, au front, par ce chemin-là, pendant les derniers jours.
Nous nous dirigeons vers le haut des collines par des
routes qui ne sont pas encore sur les cartes, mais qui ont toute la résistance
qu’à force de travail on peut leur assurer contre la charge roulante des
camions et les sabots tranchants des mules aussi bien que contre la
détérioration de l’hiver qui est pour des routes le véritable ennemi. Celle où
nous nous engageons suit les derniers replis d’une chaîne qui n’a guère que
trois ou quatre mille pieds, plus ou moins parallèle au cours de l’Isonzo
descendant du Nord. Des rivières, qui avaient grondé à notre niveau,
dégringolent et finissent par ne plus paraître que des filets bleus presque
invisibles à travers la forêt. Les montagnes avancent des genoux durs et
schisteux autour desquels nous grimpons en faisant mille lacets qui
déconcertent toute orientation.
Comme l’ennemi, à sept milles de là, avait vue sur
nous, on avait masqué avec des nattes de roseaux certaines parties de la route
encombrée; mais des trous déchiquetés, au-dessus ou au-dessous de nous,
prouvaient que l’ennemi l’avait serrée de près dans ses recherches. Ensuite, le
colossal giron d’une montagne tout animée d’eaux qui s’égouttent nous cacha
dans la verdure et l’humidité, jusqu’à ce que la vue d’un frêne circonspect
encore en bourgeons — nous avions vu ses frères, il y a dix minutes, vêtus de
la tête au pied, — nous annonçât que nous nous étions élevés de nouveau à la
hauteur de la zone aride. Il y a là batteries sur batteries des plus lourdes
pièces, disposées et cachées avec tant de variété qu’il ne sert à rien d’en
découvrir une pour être sur la trace des autres. Des pièces de onze, de huit,
de quatre, de six, et de onze encore sur des roues rampantes, sur des affûts de
marine adaptés au service de terre, séparés de leur tracteur indépendant ou en
équilibre et arc-boutés sur leur propre moteur à grande vitesse, se succèdent
pendant des milles et des milles, avec leurs dépôts souterrains de munitions,
leurs ateliers et les baraquements nécessaires pour leurs milliers de servants,
tout cela dispersé ou en file derrière eux sur les pentes raides. Cachées dans
l’ombre des fosses ou des dépressions, elles pointent vers le ciel, et quant à
comprendre comment elles ont été amenées jusqu’ici pour être descendues là,
c’est ce qui passe l’imagination. Elles mettent le nez dehors par de simples fentes
dans le gazon vert et se tiennent en retrait des rebords et des avancées de
terrain où aucune lumière ne peut trahir leur forme, ou bien elles ne font plus
qu’un avec un tas de fumier derrière une étable. Elles se nichent dans
l’épaisse végétation de la forêt comme des éléphants en plein midi ou, en
quelque sorte, rampent accroupies sur leur ventre jusqu’aux bossoirs mêmes des
crêtes qui dominent des mers de montagnes. Elles aussi, comme les autres en bas
sur le front, attendent l’heure et l’ordre. Il n’y en a pas une douzaine parmi
cette multitude qui desserrent les dents.
Quand nous eûmes grimpé jusqu’à un endroit désigné, le
volet d’un poste d’observation s’ouvrit sur le tableau mouvant qui s’étendait à
nos pieds. Nous vîmes l’Isonzo presque verticalement au-dessous de nous, et au
loin sur le côté étaient les tranchées italiennes qui grimpaient péniblement de
la rive à la crête des montagnes nues où vit l’infanterie qu’il faut
ravitailler à la faveur de la nuit, tant que les Autrichiens n’auront pas été
chassés des hauteurs d’où ils la dominent.
— C’est tout à fait comme lorsqu’on poursuit un voleur
sur les toits. Vous pouvez le découvrir d’une cheminée d’usine, mais lui peut
vous découvrir du clocher de la cathédrale, — et ainsi de suite.
— Et ces hommes en bas dans les tranchées?...
— On a vue sur eux des deux côtés, c’est vrai; mais
nos canons les couvrent. Ainsi en est-il toujours dans notre guerre : la
hauteur est tout.
L’officier ne dit rien de l’effroyable labeur qu’il a
fallu accomplir avant qu’un homme ou un canon put arriver à sa place : rien de
la bataille qui avait été livrée dans la gorge en dessous, pour le passage de
l’Isonzo, quand les tranchées italiennes s’agriffaient dans le sang et
ouvraient à la scie leur sentier dans le roc; à peine parlait-il du museau
ensanglanté d’une hauteur appelée le Sabotino qui fut prise, perdue et reprise,
si glorieusement, aux premiers jours de la guerre, et qui vous a maintenant des
airs innocents de pâturage de montagne.
Peuple solide, ces Latins qui ont eu à combattre les
montagnes et tout ce qu’elles renferment, mètre par mètre, et qui savent gré à
leurs champs de bataille de ne pas s’incliner à plus de quarante-cinq degrés.
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