vendredi 1 mai 2015

KIPLING - LA GUERRE EN MONTAGNE 2


RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE
(Reportage publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er Août 1917)
(suite)


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VI. — UNE PASSE, UN ROI ET UNE MONTAGNE

Un faucon s’envola du sommet de la colline et plana au-dessous de nous cherchant la vallée au bout de la passe. L’ordinaire sentier de caravanes grossièrement pavé conduisait au-dessus d’elle entre des baraquements de planches, de roc et de terre. Un artilleur sort et nous offre aimablement du café : c’est un commandant basané dont les yeux sont habitués à regarder de très lointains horizons. Il vit là-haut avec ses canons toute l’année, et sur les pâturages qui s’étendent des deux côtés de son repaire, de sombres trous d’obus à la douzaine marquent les points où l’ennemi lui a donné la chasse. La neige, qui vient de disparaître, n’a laissé en fondant qu’une herbe morte sur les bords des plus anciens cratères. Ce commandant dirige un poste d’observation. Quand il fait claquer son volet, nos regards plongent comme ceux des faucons sur une ville autrichienne avec un pont démoli au-dessus d’une rivière, et sur les lignes de tranchées italiennes qui s’y acheminent en rampant à travers des terrains d’alluvion, toutes dessinées comme sur une carte, à trois mille pieds au-dessous de nous. La ville attend, — comme Goritz attend, — cependant que là haut, au-dessus d’elle, on décide, sans qu’elle en sache rien, si elle doit vivre ou mourir. Le commandant nous en énumère les beautés, car elle est son domaine, voyez-vous, par droit d’expropriation pour utilité publique, et il y dispense la haute, la basse et la moyenne justice.


Donc, nous prenions le café, quand un sous-officier vint avertir que les Autrichiens, à dix kilomètres de là, étaient occupés à déplacer quelque chose qui pourrait bien être un canon : les canons prennent toutes sortes de formes quand on a à les déplacer. Le commandant s’excusa et les appareils téléphoniques firent appel aux observateurs placés quelque part en dessous parmi les pentes enchevêtrées et les bois qui s’y accrochent.

— Erreur, fit-il presque aussitôt en secouant la tête, ce n’est qu’une charrette, qui ne vaut pas un coup de canon.

Il y avait un bien plus gros gibier, qui remuait ailleurs, et j’imagine que les ordres étaient de ne pas le faire lever trop vite.

Le vent, âpre, hurle sur le gazon et tambourine sur les planches des huttes. Un soldat sur un banc met des clous à sa botte et chantonne à mi-voix tout en assénant ses coups de marteau. Un ou deux sons de trompette éclatent quelque part au bas de la route que nous avons suivie en venant: des échos naissent et se prolongent à travers la vallée. Puis une trompe d’automobile d’un son très particulier fait entendre sa voix impétueuse et perçante.

— La voiture du Roi ! II va peut-être venir ici, écoutez !  Non; il continue pour aller visiter quelques-unes des nouvelles batteries. On ne sait jamais où on va le voir apparaître; mais il est toujours quelque part sur le front, et il veut tout voir par lui-même.

La remarque ne s’adressait pas au troupier à la botte, mais celui-ci rit en montrant les dents, comme font les soldats au nom d’un général populaire.

  Il court beaucoup de bonnes histoires dans les armées italiennes au sujet du Roi. C’est un fait que les rois et les dépôts de munitions sont de belles cibles pour les aéroplanes; mais si ce qu’on raconte est vrai, et cela cadre avec tout ce qui a été dit de lui, il y a au moins un roi qui est lui-même un tireur consommé. Rien dans son costume, aucun détail ne le distingue d’un général quelconque en tenue de campagne : il porte même le galon qui témoigne d’une année de service au front. Toujours calme, consciencieux, attentif, il se môle en toute simplicité à ses soldats et s’offre à tous les hasards de la guerre.

Toute cette journée, un pic neigeux triangulaire s’est dressé comme une grande vague, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de notre route. Sur les plus raides des pentes neigeuses, il porte un large V ouvert dont chaque jambage a plusieurs milles de long et qui apparaît, suivant les changements de lumière, comme une marque de bétail à peine indiquée ou comme de gigantesques pistes de ski, ou comme ces vagues canaux de Schiaparelli qui sillonnent la face de la rouge planète Mars. C'est le Monte Nero, et la marque est la ligne des tranchées italiennes. Elles sont taillées à travers la neige qui fond, dans la neige durcie qui ne s'amollit jamais; et là où la neige ne reste pas, sur le roc nu, elles sont ouvertes à coups de dynamite dans les débris gelés et fendus de la crête de la montagne. Là-haut les hommes combattent avec des canons de montagne, des mitrailleuses et des fusils et avec ces armes plus mortelles : de simples pierres rassemblées en tas et qu'ils font glisser le long de la pente au bon moment. Là-haut, pour peu qu'un blessé saigne seulement quelques instants avant d'être relevé, le froid le tue : c'est une affaire de minutes, non pas d'heures. Des compagnies entières peuvent être gelées, estropiées pour la vie, rien qu'à rester immobiles pour se dissimuler pendant les temps d'arrêt d'une attaque ; les ouragans de montagne saisissent en passant les sentinelles dans leur abri de rochers, au moment où elles se mettent debout pour la relève, et les lancent dans l'espace. La montagne fait monter son ravitaillement et ses troupes pendant des milles et des milles sur des routes neuves qui se détachent des grandes artères de la circulation et se divisent en sentiers de mules et sentiers de piétons, se ramifiant à la fin contre les rochers nus et formant un réseau aussi fin et aussi grêle que les racines dessinées sur un diagramme d'histoire naturelle pour illustrer l'attraction capillaire. On n'imagine pas ce qu'il a fallu d'invention, de préparation et d'endurance pour gagner et tenir ce simple poste; et cet effort a passé presque inaperçu des autres nations, parce que chacune est absorbée dans l'horreur de son propre enfer.

— Nous avons grimpé, grimpé : nous avons enlevé les abords de la position; maintenant nous sommes là, tout en haut, et les Autrichiens sont un peu à droite de ce nuage qui s'enfonce sous cette colline. Quand ils seront délogés, nous serons entièrement maîtres de cette hauteur.

L'officier parle sans émotion ; lui et quelques millions d'autres êtres humains ont été poussés à sortir de leur vieille vie familiale pour exécuter l'incroyable. Ils ont laissé chez eux la faculté de s'étonner, — avec les tableaux, les papiers de tenture et les hommes impropres au service.




VII. — DES ARMEES ET DES AVALANCHES

— Si vous faites une route, il faut que ce soit une route….

Il insiste sur le mot.

— C'est entendu, mais se peut-il que d'aussi formidables travaux soient vraiment nécessaires ?

— Croyez-moi, nous ne posons pas une pierre de plus qu'il ne faut. Vous voyez nos routes dans la belle saison; mais c'est en songeant à l'hiver en montagne que nous les construisons; il faut qu'elles soient capables de résister à tout.

Ces routes s'accrochent au flanc de la colline par des arches de soutien en ciment; elles s'enfoncent dans des revêtements de maçonnerie jointoyée profonds de trente ou quarante pieds,  protégées au-dessus par des murs de pierre qui sortent du rocher lui-même, et par-dessus cela encore par des murs d'ailes pour séparer et détourner les éboulements de neige ou les dégringolades de pierres à quelque quatre cents mètres plus haut. Elles sont coupées de solides ponts et percées de conduits souterrains à chaque tournant où peut s’accumuler l'écoulement des eaux, ou bien flanquées de longs radiers et caniveaux en pierre goudronnée, là où quelque pente détrempée de la montagne, s'affaissant en larges éventails de pierraille, pourrait déchaîner soudain, à la fonte des neiges, un torrent de cailloux et d'eau.

De distance en distance, environ tous les cent mètres, se retrouvent le fidèle vieillard et le fidèle gamin, le tas de pierres et la pelle ; et les camions qui font vingt milles à l'heure roulent aussi doucement sur la surface irréprochable qu'ils feraient en plaine. Nous passons devant une pancarte du Touring Club, posée là en temps de paix, et qui recommande de « faire attention » aux avalanches. Un enchevêtrement de pins, brisés comme des brins de paille sous une masse de rochers à peu près grosse comme une maison, et qui s'est abattue là-dessus comme un ivrogne, souligne l'avertissement.

— Faire attention... Avant la guerre les gens ne manquaient pas de baisser la voix et de retenir leur souffle quand ils passaient à ces tournants-là en hiver. Mais maintenant ! Entendez quel bruit cette file de voitures fait dans les gorges! Imaginez cela en hiver! Et songez qu'une simple motocyclette peut suffire quelquefois à déclancher une avalanche ! Nous avons perdu beaucoup d'hommes de cette manière; mais il va sans dire que les transports ne peuvent pas s'arrêter à cause de la neige.

Et le fait est qu'ils ne s'arrêtent pas. A notre tour, nous avançons, comme les camions eux-mêmes, dans des sentiers de neige fondante, bordées de touffes de gentiane, de bruyère et de crocus ; ces sentiers durcissent par couches, jusqu'à l'entrée d'une passe, où nous trouvons un tas de dix pieds de neige ramassée à la pelle pour dégager le milieu de la route sèche et parfaitement nivelée. Nous la suivons, à travers des villages où danse l'eau brillante des ruisseaux, et nous arrivons à Cortina. C'était, avant la guerre, une station balnéaire, appartenant depuis longtemps aux Autrichiens qui la remplissaient d'hôtels « art nouveau, » tous plus horribles les uns que les autres. Aujourd'hui, par suite des allées et venues des troupes et des transports, les horreurs en « modem style » et en verres de couleur ressemblent à des dames attifées qui se trouveraient éperdues au milieu d'une rafle de police. L'ennemi ne bombarde pas beaucoup les hôtels parce qu'ils sont la propriété d'heiduques autrichiens qui espèrent revenir et reprendre leur illustre négoce. Dans le vieux temps, on écrivait des romans entiers sur Cortina. Les montagnes peu fréquentées qui l'entourent faisaient un fond impressionnant aux histoires d'amour et aux aventures des ascensionnistes. L'amour s'en est allé maintenant de cet énorme massif des Dolomites, et l'ascensionnisme est pratiqué par des pelotons chargés d'une œuvre meurtrière, non par des touristes en train de lire des journaux sportifs devant des clubs alpins.

Sur la plupart des autres fronts la guerre se fait dans un brûlant contact avec tout ce qui constitue l'œuvre de l'homme; celui qui tue et celui qui est tué se tiennent du moins compagnie dans un monde qu'ils ont eux-mêmes créé. Mais ici on se trouve en face de l'immense mépris des montagnes, occupées de leurs propres affaires; car entre la gelée, la neige et les eaux qui les minent, les montagnes sont toujours occupées. Les hommes qui ont à conduire mules ou automobiles sont affairés, eux aussi; ce sont eux qui font la vie des routes. Ils habitent, au sein des sombres forêts de pins, des cités desservies par des sentiers taillés dans la neige durcie et dont les bas côtés résonnent du bruit des machines; ils se mettent en marche, s'ordonnent et se répartissent parmi les champs de neige, plus haut, par régiments entiers. Détournez d'eux vos regards pour un instant : ils disparaissent absorbés dans l'immensité des choses, longtemps avant d'atteindre le soulèvement des murs de rocs où commencent les montagnes et le combat.

Il n'existe aucune échelle sur quoi l'on puisse se régler. Les plus gros obus font une tache pas plus grosse qu'un moucheron, au coin d'un pli d'ondulation sur le bord d'un champ de neige. Une caserne pour deux cents hommes est un nid d'hirondelle plâtré sous le rebord d'un toit et n'est visible que quand la lumière est bonne, — la même lumière qui révèle la toile d'araignée brillante formée par les fils d'acier tendus à travers les abîmes et qui sont le chemin de fer aérien destiné au ravitaillement de ce poste. Quelques-unes de ces lignes ne travaillent que la nuit, quand les bannes qui glissent suspendues aux fils de fer ne peuvent pas être bombardées. D'autres, en perpétuelle activité, bourdonnent tout le jour contre les fentes et les cheminées du roc, avec leur chargement de matériaux de construction, de vivres, de munitions, et les lettres bénies du foyer, ou bien un précieux fardeau de blessés, deux à la fois, qu'on fait glisser, ainsi jusqu'en bas après quelque combat sur la crête même.

Depuis ce fil métallique et sa banne jusqu'à la mule qui porte deux cents livres, au camion ou au chariot de cinq tonnes, à la tête de ligne, tout passe par là de ce qui monte à ce champ de bataille ou en descend. Exceptez-en les gros canons : ceux-ci arrivent à leur place exacte par les mêmes moyens qui servirent à la construction de Rome.

On ne se lasse pas de m'expliquer et de me réexpliquer la question des transports; on me donne les poids, les mesures, les distances et la ration moyenne des troupes par tête et par jour. Le système italien n'est pas le même que le nôtre. Il semble n'avoir pas notre abondance de formalités et d'entraves, non plus que nos palais peuplés d'employés en kaki paraphant les feuilles de papier en quadruple expédition.

— Des formalités et de la paperasserie, ohl nous en avons, nous aussi : nous en avons autant qu'on peut en avoir; seulement c'est dans les villes qu'elles fleurissent : elles ne poussent pas bien dans la neige.

— Tous mes compliments. Mais ce qui m'impressionne ici, par-dessus tout, c’est le labeur infini que vous impose cet entourage de montagnes où vous opérez. Vous procédez comme si vous n'aviez jamais affaire qu'à des charges d'un maximum de deux cents livres qu'on hisse le long d'une maison ; et vous avez à manœuvrer de l'artillerie lourde le long des glaciers !

— C'est vrai, mais nous sommes ici dans notre milieu et notre peuple y est habitué. Il est habitué à monter et à descendre la montagne avec des fardeaux, habitué à manier des objets et des brides et des traits et des harnais et des bêtes et des pierres : ces gens font cela toute leur vie. En outre, nous sommes à cette tâche depuis deux ans, c'est pourquoi la longue file avance en bon ordre.

Voici pourtant, à l'endroit où nous arrivons, une brèche affreuse qui s'y est produite en dépit de tout. Il y a eu là une batterie installée au grand complet sur le flanc de la montagne, avec canons, mules, baraquements, etc., jusqu'au jour où il a semblé bon à la montagne de secouer tout cela, comme une femme fait tomber d'un coup de brosse un peu de neige qui est sur sa jupe.

— Cinquante cadavres furent retrouvés et ensevelis, nous raconte notre guide en nous montrant une rangée de petites croix émergeant à peine d'un vallon neigeux. Quatre-vingt-dix sont en tas dans la vallée avec les mules et le reste. Ceux-là, nous ne les retrouverons jamais. Comment est-ce arrivé? Il faut très peu de chose pour détacher une avalanche, quand la neige est mûre. Il suffit d'un coup de fusil. Or nous ne pouvons nous arrêter et nous sommes obligés d'ébranler continuellement l'atmosphère par le tir de nos canons. Ecoutez plutôt !

Il ne se passait rien sur ce front en ce moment. Cependant, à intervalles, une pièce cachée ici ou là répondait à l'adversaire. Parfois la décharge résonnait comme un cri de triomphe à travers les neiges, puis comme la chute des arbres là-bas dans l'épaisseur des bois ; mais c'était plus terrible quand elle expirait en un bruit sourd, pas plus fort que le battement du sang dans les oreilles après une ascension, ou pareil à l'avis qu'un pan de montagne pourrait donner avant de se décider à se mettre de lui-même en mouvement.





VII. — QUELQUES PAS SEULEMENT PLUS HAUT

Pour une besogne spéciale il faut des spécialistes; mais quand il y a de tout à faire, rien ne vaut la jeunesse ! Cette partie de la frontière italienne, où il faut que les hommes soient des montagnards et des alpinistes, est tenue par des régiments alpins. Recrutés parmi les populations qui habitent les montagnes et qui en connaissent la psychologie, ces régiments sont composés d'hommes habitués à transporter des fardeaux le long de sentiers de dix-huit pouces, et à contourner des abîmes de mille pieds. Ils s'expriment dans l'argot des montagnes, avec le mot propre pour chaque aspect de la neige, de la glace ou du rocher, comme le Zoulou qui parle de son bétail. Leur feutre mou s'orne d'une plume d'aigle (dont l'usure ne laisse plus pendre qu'une hampe honorablement dégarnie) ; les clous de leurs bottes ressemblent à des crocs de loups et restent aussi acérés: leurs yeux sont comme les yeux de nos aviateurs; quand ils marchent sur leur propre terrain on pense à la mer, et je n'ai encore jamais eu l'honneur de rencontrer une plus joyeuse troupe de jeunes démons hâlés, tannés, le regard assuré.

Je leur demande ce qu'ils font. J'ai la sottise de leur poser cette question dans la sécurité d'un mess à sept mille pieds de haut parmi les pins et les neiges. Pour le moment, on échappe à l'oppression des montagnes dont la vue est coupée par la forêt.

— Ce que nous faisons? Venez avec nous, répondent ces joyeux enfants : nous vous ferons les honneurs de notre travail : c'est un peu plus haut sur la route, à quelques pas seulement.

Ils m'emmènent en voiture au-dessus de la ligne des arbres, jusqu'au pied vertical d'un mur de roc surplombant que j'avais vu lorsque, quelques heures plus tôt, j'approchais en suivant la route. A une distance de vingt ou trente milles, sa masse soutenue par des colonnes ne m'avait fait qu'une impression d'hostilité implacable, fort semblable à celle que cause le Mont-Blanc vu du lac. A mesure que je m'approchais, il se dressait plus escarpé, et un désert farouche se révélait tout hérissé de pointes et crevassé. Vue de près, quand on était presque exactement en dessous, la chose montait tout droit sans faire saillie en dehors, comme le flanc d'un vaisseau qu'on lance. Chaque détail monstrueux de sa face, tracé par le soleil avec la netteté d'une eau-forte dans l'air absolument limpide, Saisissait brutalement le regard, accablant l'esprit comme pourrait le faire un monde nouveau, fatiguant l'œil comme fait un gigantesque agrandissement photographique. Le tout nous fut caché de nouveau par un tunnel de neige assez large pour un véhicule et deux mules. Le tunnel était d'un brun sombre là où son toit était épais, et éclairé par une lueur bleuâtre et qui ne semblait pas de ce monde là où il était mince, et finissait soudain dans une lumière aveuglante là où la chaleur de mai avait fait fondre sa voûte. Mais on marchait tout le long du chemin sur du sable fin et, de chaque côté, des rigoles recueillaient avidement, pour l'entraîner bien vite, la neige qui s'égouttait. A l'air libre ou dans les ténèbres, l'Italie ne fait qu'une seule espèce de route.

— C'est notre nouvelle route, m'expliquent les joyeux garçons. Elle n'est pas tout à fait terminée... Mais si vous voulez monter sur cette mule, nous vous conduirons jusqu'où elle doit aller... seulement à quelques pas plus haut.

Je lève de nouveau les yeux et regarde entre les orgueilleux talus de neige. Il n'y a pas une ride sur la face de la montagne maintenant; mais des pinacles lisses, couleur de miel, se forment en grappes comme des écoulements de chandelle, autour du corps principal du rocher impassible. Et toute cette architecture penche vers moi. Sur la route se mêlent le sable, les pierres et les équipes de travailleurs. Personne ne se presse ;  personne ne se met dans les jambes de son voisin; on donne très peu d'ordres; mais il semble que la mule elle-même trace la route à mesure qu'elle grimpe le long de ses lacets.

Il y a, en Suisse, au pied de certaines montagnes russes, de petits ascenseurs qui pour cinquante centimes hissent les sportsmen et leurs toboggans jusqu'au sommet en funiculaire. La même installation est établie ici sur une plate-forme taillée dans le roc : elle a exactement la même odeur de planches fraîches, de pétrole et de neige, le même grincement de crampons sur le sol bourbeux. Mais au lieu du chemin de fer à crémaillère, un fil d'acier, soutenu par de frêles étais et portant une corbeille en treillis d'acier, escalade la face du roc à un angle qui n'a pas besoin d'être spécifié. Gomme chemin de fer ce n'est rien, et le fait est qu'on a vu de plus grandes lignes, en bas, dans les vallées, et qui montent plus haut; mais, une certaine nudité du roc, et la neige en dessous, et sur les côtés l'air qui vous soufflette au passage des entonnoirs et des fentes, rendent celle-ci tout à fait intéressante.

Au terminus, à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de nos tèêes (nous sommes à plus de deux mille pieds au-dessus du mess bâti dans les pins), se voit — rappelant les marques que le vieux lierre laisse sur un mur après qu'on l'en a arraché — un réseau de traces et de sentiers dans la neige foulée et bourbeuse : il relie les casernes, la cuisine, le mess des officiers et, je suppose, le terrain de parade de la garnison. Si le cuisinier laisse tomber un seau, il a six cents pieds à descendre pour le retrouver. Si un visiteur s'avance trop loin à un tournant pour admirer le merveilleux panorama, il devient visible à des Autrichiens peu artistes qui s'empressent de lui envoyer un shrapnell . Tout ce nid d'aigles bouillonne d'une jeunesse de vie et d'énergie, tandis que les planches et les poutres et les autres matériaux montent par la voie aérienne et que la montagne, au-dessus, se penche sur tout cet ensemble qui est encore à des centaines de pieds du sommet.

— Notre tâche ne commence vraiment qu'un peu plus haut, à quelques pas d'ici seulement, insistent-ils.

Mais c'est leur Dante qui a dit combien il est amer de monter et de descendre l'escalier d'autrui. D'ailleurs, leur œuvre n'a d'intérêt pour personne en dehors de l'ennemi qui leur fait face; c'est tout juste la routine ordinaire de ces secteurs : grimper le long d'une fissure ou d'une cheminée de roc, — en s'aidant des épaules et des genoux comme font les alpinistes,  et choisir la nuit, parce que durant le jour l'ennemi laisse tomber des pierres en bas de la cheminée. Une compagnie d'alpins a mis une quinzaine de nuits d'hiver à se hisser en haut d'une cheminée de ce genre; c'est qu'il leur avait fallu transporter avec eux des mitrailleuses et quelques autres choses encore.

— Soit dit en passant, certaines de nos mitrailleuses sont de fabrication française; aussi notre « Souvenir du corps des mitrailleurs » — veuillez le prendre, nous désirons que vous l'emportiez, - — représente les profils de France et d'Italie à côté l'un de l'autre.

Quand vous émergez de votre cheminée, — ce qu'il faut faire de préférence par un orage ou une tempête, parce que les bottes garnies de clous font du bruit sur le rocher, — vous découvrez que vous dominez le poste de l'ennemi installé au sommet, et alors vous le détruisez, à moins que vous ne préfériez lui couper son ravitaillement en bombardant le seul sentier de chèvres par où on le lui apporte; ou bien encore vous découvrez que l'ennemi vous domine de quelque corniche ou protubérance de rocher que vous ne soupçonniez pas : alors vous redescendez pour faire une tentative ailleurs. Et voilà comment on procède tout le long de cette section de la frontière où le terrain ne permet pas de faire autrement.

Il existe une autre méthode quelque peu différente. Vous choisissez un sommet de montagne que vous avez lieu de croire occupé par l'ennemi et fortifié par lui. Vous vous accrochez là avec les dents, vous vous agrippez avec les pieds. Vous minez le roc dur avec des perforateurs à air comprimé sur autant de centaines de mètres que vous jugez nécessaire d'après vos calculs. Quand vous avez fini, vous remplissez vos galeries avec de la nitroglycérine et faites sauter la montagne, puis vous occupez le cratère avec des hommes et des mitrailleuses aussi vite que vous le pouvez. Vous vous assurez ainsi une position dominante d'où vous pouvez gagner d'autres positions par les mêmes moyens.

— Mais sûrement, vous connaissez tout cela. Vous avez vu le Castelletto...

Il se dresse là-bas dans la clarté du soleil, bastion crevassé, couronné de pics pareils aux racines d'une molaire. Le plus grand pic a disparu : un ravin, un cratère et un vaste éboulement de rocher ont pris sa place. Oui, j'ai vu le Castelletto, mais cela m'intéresse de voir les hommes qui l'ont fait sauter.

— Tenez, celui-ci : il a été de l'affaire.

Un homme aux yeux de poète ou de musicien riait et opinait de la tête. Oui, il en convenait, il avait été mêlé à l'affaire du Castelletto, il avait même écrit un rapport là- dessus. On avait employé trente-cinq tonnes de nitroglycérine pour cette mine. On les avait montées là à bras, — au jour lointain où il était lieutenant en second et où les hommes vivaient dans les tentes, avant la construction des funiculaires, — il y a déjà longtemps.

— Et c'est votre bataillon qui a fait tout cela?

— Non, non, il n'a pas tout fait... Mais nous avons rempli l'office de mineurs et de mécaniciens, avec adjonction de quelques autres métiers auxquels nous n'avions jamais pensé auparavant. A la guerre comme à la guerre.

— Et vous continuez toujours avec les mines?

Oui, je pouvais le dire qu'ils continuaient toujours avec les mines... Et maintenant voudrais-je leur faire le plaisir de venir écouter quelques airs de la musique du régiment? Elle était cantonnée sur des rebords de rochers et elle jouerait la marche du régiment et celle de la compagnie; mais un des joyeux enfants secouait la tête tristement :

— Ces Autrichiens ne sont pas de vrais musiciens. Ils ne savent pas du tout écouter la musique.

Imaginez-vous un mur de roc qui forme résonateur derrière une bande de musiciens pleins de zèle et qui se recourbe au-dessus d'eux pour concentrer la mélodie, et des arêtes de roc des deux côtés pour rabattre le son à mille pieds de là jusqu'aux champs de neige durcie qui s'étendent en bas, et des échos tonitruants que renvoient chaque crevasse et chaque cul-de-sac alignés sur un demi-mille le long d'une sonore paroi de montagne : le résultat, je vous l'assure, réduit la musique de Wagner à un murmure. Que ces musiciens aient réveillé l'Autriche, ce n'est pas là ce qui m'étonne : elle est là, toute proche, aussitôt le coin tourné : mais il me semble que toute l'Italie va les entendre à travers ces abîmes d'air subtil. Les sons éclatent, hennissent, mugissent, et les visages des musiciens se plissent de joie derrière les cuivres, et la montagne claironne fidèlement le défi qu'ils lancent à son silence. La marche de la compagnie ne provoque aucun applaudissement, — je suppose que l'ennemi l'avait entendue trop souvent. Nous nous embarquons alors dans les hymnes nationaux. La Marseillaise n'obtient qu'un succès d'estime, n'attirant guère qu'un ou deux shrapnells, lancés par manière d'acquit; mais quand les musiciens lui offrent, en même temps qu'à toute la voûte accusatrice des cieux, la Brabançonne, l'ennemi se montre très ému...

Mais il faut savoir s'arrêter ; d'ailleurs, il était temps pour les bandes de travailleurs de rentrer par les routes.. On annonça donc de là-haut, au-dessus de nous, à notre auditoire invisible, que le concert était terminé et que ce n'était plus la peine d'applaudir. Ce fut signifié un peu plus brièvement que cela et avec un bruit exactement pareil à celui d'une paire de gifles. Le silence s'étendit avec les grandes ombres des piliers de roc à travers la neige; il y eut des coups frappés et un cliquetis, et de temps en temps, un bruit de pierres qui glissent tout là-haut au flanc de la montagne; le chemin de fer aérien continuait de marcher comme à l'ordinaire; les bandes de travailleurs jetaient vivement leurs outils et les ruses de la nuit commençaient. La dernière vision que j'eus des joyeux enfants fut un groupe de figures de gnomes à deux cents mètres au-dessus, qui semblait, car on ne lui voyait aucun point d'appui, ne se tenir sur rien. Ils se séparèrent pour aller chacun à sa besogne et n'étaient plus, que de simples points en mouvement vers le sommet ou le long des flancs du rocher, dans lesquels ils finirent par disparaître comme des fourmis. Leur véritable travail s'accomplissait « un peu plus haut encore, à quelques pas d'ici seulement, » où les postes d'observation, les factionnaires, les soutiens et tout le reste occupent un terrain en comparaison duquel les pistes de singes qui entourent le mess et les baraquements sont unies comme un trottoir.

Les patrouilles doivent être faites par tous les temps et quel que soit l'éclairage qu'il y ait à onze mille pieds, avec la mort pour compagne à chaque pas et la largeur d'un pied à droite et à gauche, dans la moins accidentée. Le rocher couvert de verglas où une botte aux clous émoussés, si elle fait une glissade, ne glissera, pas deux fois ; une protubérance de schiste pourri s'écroulant sous la main ; une cheville tordue au fond d'une crevasse de quatre-vingt-dix-neuf pieds ; une chute mugissante de nochers détachés par la neige de quelque coin que le soleil a miné pendant le jour : ce sont là quelques-uns des risques auxquels ils ont à faire face à l'aller et au retour quand ils vont chercher au mess le café ou les gramophones, « dans l'accomplissement ordinaire de leur service. »

Un tournant de la descente les dérobe à ma vue, eux et leur campement que mes yeux ne reverront plus. Mais l'ardente jeunesse, la force débordante, l'heureuse et insouciante insolence de tout cela, la gravité qui se maintenait si joliment devant les tasses de café mais qui se détendait quand la musique donnait un concert à l'ennemi, et la bonne grâce naturelle de ces garçons, j'en garderai le vivant souvenir. Et derrière tout cela, on sent, fine comme l'acier des cordes du funiculaire, dure comme la montagne, la vigueur de leur race.


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