RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE
(Reportage publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er
Août 1917)
(suite)
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VI. — UNE PASSE, UN ROI ET UNE MONTAGNE
Un faucon s’envola du sommet de la colline et plana
au-dessous de nous cherchant la vallée au bout de la passe. L’ordinaire sentier
de caravanes grossièrement pavé conduisait au-dessus d’elle entre des
baraquements de planches, de roc et de terre. Un artilleur sort et nous offre
aimablement du café : c’est un commandant basané dont les yeux sont habitués à
regarder de très lointains horizons. Il vit là-haut avec ses canons toute
l’année, et sur les pâturages qui s’étendent des deux côtés de son repaire, de
sombres trous d’obus à la douzaine marquent les points où l’ennemi lui a donné
la chasse. La neige, qui vient de disparaître, n’a laissé en fondant qu’une
herbe morte sur les bords des plus anciens cratères. Ce commandant dirige un
poste d’observation. Quand il fait claquer son volet, nos regards plongent
comme ceux des faucons sur une ville autrichienne avec un pont démoli au-dessus
d’une rivière, et sur les lignes de tranchées italiennes qui s’y acheminent en
rampant à travers des terrains d’alluvion, toutes dessinées comme sur une
carte, à trois mille pieds au-dessous de nous. La ville attend, — comme Goritz
attend, — cependant que là haut, au-dessus d’elle, on décide, sans qu’elle en
sache rien, si elle doit vivre ou mourir. Le commandant nous en énumère les
beautés, car elle est son domaine, voyez-vous, par droit d’expropriation pour
utilité publique, et il y dispense la haute, la basse et la moyenne justice.
Donc, nous prenions le café, quand un sous-officier
vint avertir que les Autrichiens, à dix kilomètres de là, étaient occupés à
déplacer quelque chose qui pourrait bien être un canon : les canons prennent
toutes sortes de formes quand on a à les déplacer. Le commandant s’excusa et
les appareils téléphoniques firent appel aux observateurs placés quelque part
en dessous parmi les pentes enchevêtrées et les bois qui s’y accrochent.
— Erreur, fit-il presque aussitôt en secouant la tête,
ce n’est qu’une charrette, qui ne vaut pas un coup de canon.
Il y avait un bien plus gros gibier, qui remuait
ailleurs, et j’imagine que les ordres étaient de ne pas le faire lever trop
vite.
Le vent, âpre, hurle sur le gazon et tambourine sur
les planches des huttes. Un soldat sur un banc met des clous à sa botte et
chantonne à mi-voix tout en assénant ses coups de marteau. Un ou deux sons de
trompette éclatent quelque part au bas de la route que nous avons suivie en
venant: des échos naissent et se prolongent à travers la vallée. Puis une
trompe d’automobile d’un son très particulier fait entendre sa voix impétueuse
et perçante.
— La voiture du Roi ! II va peut-être venir ici,
écoutez ! Non; il continue pour
aller visiter quelques-unes des nouvelles batteries. On ne sait jamais où on va
le voir apparaître; mais il est toujours quelque part sur le front, et il veut
tout voir par lui-même.
La remarque ne s’adressait pas au troupier à la botte,
mais celui-ci rit en montrant les dents, comme font les soldats au nom d’un
général populaire.
Il
court beaucoup de bonnes histoires dans les armées italiennes au sujet du Roi.
C’est un fait que les rois et les dépôts de munitions sont de belles cibles
pour les aéroplanes; mais si ce qu’on raconte est vrai, et cela cadre avec tout
ce qui a été dit de lui, il y a au moins un roi qui est lui-même un tireur
consommé. Rien dans son costume, aucun détail ne le distingue d’un général
quelconque en tenue de campagne : il porte même le galon qui témoigne d’une
année de service au front. Toujours calme, consciencieux, attentif, il se môle
en toute simplicité à ses soldats et s’offre à tous les hasards de la guerre.
Toute cette journée, un pic neigeux triangulaire s’est
dressé comme une grande vague, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de notre
route. Sur les plus raides des pentes neigeuses, il porte un large V ouvert
dont chaque jambage a plusieurs milles de long et qui apparaît, suivant les
changements de lumière, comme une marque de bétail à peine indiquée ou comme de
gigantesques pistes de ski, ou comme ces vagues canaux de Schiaparelli qui
sillonnent la face de la rouge planète Mars. C'est le Monte Nero, et la marque
est la ligne des tranchées italiennes. Elles sont taillées à travers la neige
qui fond, dans la neige durcie qui ne s'amollit jamais; et là où la neige ne
reste pas, sur le roc nu, elles sont ouvertes à coups de dynamite dans les
débris gelés et fendus de la crête de la montagne. Là-haut les hommes
combattent avec des canons de montagne, des mitrailleuses et des fusils et avec
ces armes plus mortelles : de simples pierres rassemblées en tas et qu'ils font
glisser le long de la pente au bon moment. Là-haut, pour peu qu'un blessé
saigne seulement quelques instants avant d'être relevé, le froid le tue : c'est
une affaire de minutes, non pas d'heures. Des compagnies entières peuvent être
gelées, estropiées pour la vie, rien qu'à rester immobiles pour se dissimuler
pendant les temps d'arrêt d'une attaque ; les ouragans de montagne saisissent
en passant les sentinelles dans leur abri de rochers, au moment où elles se
mettent debout pour la relève, et les lancent dans l'espace. La montagne fait monter
son ravitaillement et ses troupes pendant des milles et des milles sur des
routes neuves qui se détachent des grandes artères de la circulation et se
divisent en sentiers de mules et sentiers de piétons, se ramifiant à la fin
contre les rochers nus et formant un réseau aussi fin et aussi grêle que les
racines dessinées sur un diagramme d'histoire naturelle pour illustrer
l'attraction capillaire. On n'imagine pas ce qu'il a fallu d'invention, de
préparation et d'endurance pour gagner et tenir ce simple poste; et cet effort
a passé presque inaperçu des autres nations, parce que chacune est absorbée
dans l'horreur de son propre enfer.
— Nous avons grimpé, grimpé : nous avons enlevé les
abords de la position; maintenant nous sommes là, tout en haut, et les
Autrichiens sont un peu à droite de ce nuage qui s'enfonce sous cette colline.
Quand ils seront délogés, nous serons entièrement maîtres de cette hauteur.
L'officier parle sans émotion ; lui et quelques
millions d'autres êtres humains ont été poussés à sortir de leur vieille vie
familiale pour exécuter l'incroyable. Ils ont laissé chez eux la faculté de
s'étonner, — avec les tableaux, les papiers de tenture et les hommes impropres
au service.
VII.
— DES ARMEES ET DES AVALANCHES
— Si vous faites une route, il faut que ce soit une route….
Il insiste sur le mot.
— C'est entendu, mais se peut-il que d'aussi
formidables travaux soient vraiment nécessaires ?
—
Croyez-moi, nous ne posons pas une pierre de plus qu'il ne faut. Vous voyez nos
routes dans la belle saison; mais c'est en songeant à l'hiver en montagne que
nous les construisons; il faut qu'elles soient capables de résister à tout.
Ces routes s'accrochent au flanc de la colline par des
arches de soutien en ciment; elles s'enfoncent dans des revêtements de
maçonnerie jointoyée profonds de trente ou quarante pieds, protégées au-dessus par des murs de
pierre qui sortent du rocher lui-même, et par-dessus cela encore par des murs
d'ailes pour séparer et détourner les éboulements de neige ou les dégringolades
de pierres à quelque quatre cents mètres plus haut. Elles sont coupées de
solides ponts et percées de conduits souterrains à chaque tournant où peut
s’accumuler l'écoulement des eaux, ou bien flanquées de longs radiers et
caniveaux en pierre goudronnée, là où quelque pente détrempée de la montagne,
s'affaissant en larges éventails de pierraille, pourrait déchaîner soudain, à
la fonte des neiges, un torrent de cailloux et d'eau.
De distance en distance, environ tous les cent mètres,
se retrouvent le fidèle vieillard et le fidèle gamin, le tas de pierres et la
pelle ; et les camions qui font vingt milles à l'heure roulent aussi doucement
sur la surface irréprochable qu'ils feraient en plaine. Nous passons devant une
pancarte du Touring Club, posée là en temps de paix, et qui recommande de «
faire attention » aux avalanches. Un enchevêtrement de pins, brisés comme des
brins de paille sous une masse de rochers à peu près grosse comme une maison,
et qui s'est abattue là-dessus comme un ivrogne, souligne l'avertissement.
— Faire attention... Avant la guerre les gens ne
manquaient pas de baisser la voix et de retenir leur souffle quand ils
passaient à ces tournants-là en hiver. Mais maintenant ! Entendez quel bruit
cette file de voitures fait dans les gorges! Imaginez cela en hiver! Et songez
qu'une simple motocyclette peut suffire quelquefois à déclancher une avalanche
! Nous avons perdu beaucoup d'hommes de cette manière; mais il va sans dire que
les transports ne peuvent pas s'arrêter à cause de la neige.
Et le fait est qu'ils ne s'arrêtent pas. A notre tour,
nous avançons, comme les camions eux-mêmes, dans des sentiers de neige
fondante, bordées de touffes de gentiane, de bruyère et de crocus ; ces
sentiers durcissent par couches, jusqu'à l'entrée d'une passe, où nous trouvons
un tas de dix pieds de neige ramassée à la pelle pour dégager le milieu de la
route sèche et parfaitement nivelée. Nous la suivons, à travers des villages où
danse l'eau brillante des ruisseaux, et nous arrivons à Cortina. C'était, avant
la guerre, une station balnéaire, appartenant depuis longtemps aux Autrichiens
qui la remplissaient d'hôtels « art nouveau, » tous plus horribles les uns que
les autres. Aujourd'hui, par suite des allées et venues des troupes et des
transports, les horreurs en « modem style » et en verres de couleur ressemblent
à des dames attifées qui se trouveraient éperdues au milieu d'une rafle de
police. L'ennemi ne bombarde pas beaucoup les hôtels parce qu'ils sont la
propriété d'heiduques autrichiens qui espèrent revenir et reprendre leur
illustre négoce. Dans le vieux temps, on écrivait des romans entiers sur
Cortina. Les montagnes peu fréquentées qui l'entourent faisaient un fond
impressionnant aux histoires d'amour et aux aventures des ascensionnistes.
L'amour s'en est allé maintenant de cet énorme massif des Dolomites, et
l'ascensionnisme est pratiqué par des pelotons chargés d'une œuvre meurtrière,
non par des touristes en train de lire des journaux sportifs devant des clubs
alpins.
Sur la plupart des autres fronts la guerre se fait
dans un brûlant contact avec tout ce qui constitue l'œuvre de l'homme; celui
qui tue et celui qui est tué se tiennent du moins compagnie dans un monde
qu'ils ont eux-mêmes créé. Mais ici on se trouve en face de l'immense mépris des
montagnes, occupées de leurs propres affaires; car entre la gelée, la neige et
les eaux qui les minent, les montagnes sont toujours occupées. Les hommes qui
ont à conduire mules ou automobiles sont affairés, eux aussi; ce sont eux qui
font la vie des routes. Ils habitent, au sein des sombres forêts de pins, des
cités desservies par des sentiers taillés dans la neige durcie et dont les bas
côtés résonnent du bruit des machines; ils se mettent en marche, s'ordonnent et
se répartissent parmi les champs de neige, plus haut, par régiments entiers.
Détournez d'eux vos regards pour un instant : ils disparaissent absorbés dans
l'immensité des choses, longtemps avant d'atteindre le soulèvement des murs de
rocs où commencent les montagnes et le combat.
Il n'existe aucune échelle sur quoi l'on puisse se
régler. Les plus gros obus font une tache pas plus grosse qu'un moucheron, au
coin d'un pli d'ondulation sur le bord d'un champ de neige. Une caserne pour
deux cents hommes est un nid d'hirondelle plâtré sous le rebord d'un toit et
n'est visible que quand la lumière est bonne, — la même lumière qui révèle la
toile d'araignée brillante formée par les fils d'acier tendus à travers les
abîmes et qui sont le chemin de fer aérien destiné au ravitaillement de ce
poste. Quelques-unes de ces lignes ne travaillent que la nuit, quand les bannes
qui glissent suspendues aux fils de fer ne peuvent pas être bombardées.
D'autres, en perpétuelle activité, bourdonnent tout le jour contre les fentes
et les cheminées du roc, avec leur chargement de matériaux de construction, de
vivres, de munitions, et les lettres bénies du foyer, ou bien un précieux
fardeau de blessés, deux à la fois, qu'on fait glisser, ainsi jusqu'en bas
après quelque combat sur la crête même.
Depuis ce fil métallique et sa banne jusqu'à la mule
qui porte deux cents livres, au camion ou au chariot de cinq tonnes, à la tête
de ligne, tout passe par là de ce qui monte à ce champ de bataille ou en
descend. Exceptez-en les gros canons : ceux-ci arrivent à leur place exacte par
les mêmes moyens qui servirent à la construction de Rome.
On ne se lasse pas de m'expliquer et de me réexpliquer
la question des transports; on me donne les poids, les mesures, les distances
et la ration moyenne des troupes par tête et par jour. Le système italien n'est
pas le même que le nôtre. Il semble n'avoir pas notre abondance de formalités
et d'entraves, non plus que nos palais peuplés d'employés en kaki paraphant les
feuilles de papier en quadruple expédition.
— Des formalités et de la paperasserie, ohl nous en
avons, nous aussi : nous en avons autant qu'on peut en avoir; seulement c'est
dans les villes qu'elles fleurissent : elles ne poussent pas bien dans la
neige.
— Tous mes compliments. Mais ce qui m'impressionne
ici, par-dessus tout, c’est le labeur infini que vous impose cet entourage de
montagnes où vous opérez. Vous procédez comme si vous n'aviez jamais affaire
qu'à des charges d'un maximum de deux cents livres qu'on hisse le long d'une
maison ; et vous avez à manœuvrer de l'artillerie lourde le long des
glaciers !
— C'est vrai, mais nous sommes ici dans notre milieu
et notre peuple y est habitué. Il est habitué à monter et à descendre la
montagne avec des fardeaux, habitué à manier des objets et des brides et des
traits et des harnais et des bêtes et des pierres : ces gens font cela toute
leur vie. En outre, nous sommes à cette tâche depuis deux ans, c'est pourquoi
la longue file avance en bon ordre.
Voici pourtant, à l'endroit où nous arrivons, une
brèche affreuse qui s'y est produite en dépit de tout. Il y a eu là une
batterie installée au grand complet sur le flanc de la montagne, avec canons,
mules, baraquements, etc., jusqu'au jour où il a semblé bon à la montagne de
secouer tout cela, comme une femme fait tomber d'un coup de brosse un peu de
neige qui est sur sa jupe.
— Cinquante cadavres furent retrouvés et ensevelis,
nous raconte notre guide en nous montrant une rangée de petites croix émergeant
à peine d'un vallon neigeux. Quatre-vingt-dix sont en tas dans la vallée avec
les mules et le reste. Ceux-là, nous ne les retrouverons jamais. Comment est-ce
arrivé? Il faut très peu de chose pour détacher une avalanche, quand la neige
est mûre. Il suffit d'un coup de fusil. Or nous ne pouvons nous arrêter et nous
sommes obligés d'ébranler continuellement l'atmosphère par le tir de nos
canons. Ecoutez plutôt !
Il ne se passait rien sur ce front en ce moment.
Cependant, à intervalles, une pièce cachée ici ou là répondait à l'adversaire.
Parfois la décharge résonnait comme un cri de triomphe à travers les neiges,
puis comme la chute des arbres là-bas dans l'épaisseur des bois ; mais c'était
plus terrible quand elle expirait en un bruit sourd, pas plus fort que le
battement du sang dans les oreilles après une ascension, ou pareil à l'avis qu'un
pan de montagne pourrait donner avant de se décider à se mettre de lui-même en
mouvement.
VII.
— QUELQUES PAS SEULEMENT PLUS HAUT
Pour une besogne spéciale il faut des spécialistes;
mais quand il y a de tout à faire, rien ne vaut la jeunesse ! Cette partie
de la frontière italienne, où il faut que les hommes soient des montagnards et
des alpinistes, est tenue par des régiments alpins. Recrutés parmi les
populations qui habitent les montagnes et qui en connaissent la psychologie,
ces régiments sont composés d'hommes habitués à transporter des fardeaux le
long de sentiers de dix-huit pouces, et à contourner des abîmes de mille pieds.
Ils s'expriment dans l'argot des montagnes, avec le mot propre pour chaque
aspect de la neige, de la glace ou du rocher, comme le Zoulou qui parle de son
bétail. Leur feutre mou s'orne d'une plume d'aigle (dont l'usure ne laisse plus
pendre qu'une hampe honorablement dégarnie) ; les clous de leurs bottes
ressemblent à des crocs de loups et restent aussi acérés: leurs yeux sont comme
les yeux de nos aviateurs; quand ils marchent sur leur propre terrain on pense
à la mer, et je n'ai encore jamais eu l'honneur de rencontrer une plus joyeuse
troupe de jeunes démons hâlés, tannés, le regard assuré.
Je leur demande ce qu'ils font. J'ai la sottise de
leur poser cette question dans la sécurité d'un mess à sept mille pieds de haut
parmi les pins et les neiges. Pour le moment, on échappe à l'oppression des
montagnes dont la vue est coupée par la forêt.
— Ce que nous faisons? Venez avec nous, répondent ces
joyeux enfants : nous vous ferons les honneurs de notre travail : c'est un peu
plus haut sur la route, à quelques pas seulement.
Ils m'emmènent en voiture au-dessus de la ligne des
arbres, jusqu'au pied vertical d'un mur de roc surplombant que j'avais vu
lorsque, quelques heures plus tôt, j'approchais en suivant la route. A une
distance de vingt ou trente milles, sa masse soutenue par des colonnes ne
m'avait fait qu'une impression d'hostilité implacable, fort semblable à celle que
cause le Mont-Blanc vu du lac. A mesure que je m'approchais, il se dressait
plus escarpé, et un désert farouche se révélait tout hérissé de pointes et
crevassé. Vue de près, quand on était presque exactement en dessous, la chose
montait tout droit sans faire saillie en dehors, comme le flanc d'un vaisseau
qu'on lance. Chaque détail monstrueux de sa face, tracé par le soleil avec la
netteté d'une eau-forte dans l'air absolument limpide, Saisissait brutalement
le regard, accablant l'esprit comme pourrait le faire un monde nouveau,
fatiguant l'œil comme fait un gigantesque agrandissement photographique. Le
tout nous fut caché de nouveau par un tunnel de neige assez large pour un
véhicule et deux mules. Le tunnel était d'un brun sombre là où son toit était
épais, et éclairé par une lueur bleuâtre et qui ne semblait pas de ce monde là
où il était mince, et finissait soudain dans une lumière aveuglante là où la
chaleur de mai avait fait fondre sa voûte. Mais on marchait tout le long du
chemin sur du sable fin et, de chaque côté, des rigoles recueillaient
avidement, pour l'entraîner bien vite, la neige qui s'égouttait. A l'air libre
ou dans les ténèbres, l'Italie ne fait qu'une seule espèce de route.
— C'est notre nouvelle route, m'expliquent les joyeux
garçons. Elle n'est pas tout à fait terminée... Mais si vous voulez monter sur
cette mule, nous vous conduirons jusqu'où elle doit aller... seulement à
quelques pas plus haut.
Je lève de nouveau les yeux et regarde entre les
orgueilleux talus de neige. Il n'y a pas une ride sur la face de la montagne
maintenant; mais des pinacles lisses, couleur de miel, se forment en grappes
comme des écoulements de chandelle, autour du corps principal du rocher
impassible. Et toute cette architecture penche vers moi. Sur la route se mêlent
le sable, les pierres et les équipes de travailleurs. Personne ne se presse
; personne ne se met dans les
jambes de son voisin; on donne très peu d'ordres; mais il semble que la mule
elle-même trace la route à mesure qu'elle grimpe le long de ses lacets.
Il y a, en Suisse, au pied de certaines montagnes
russes, de petits ascenseurs qui pour cinquante centimes hissent les sportsmen
et leurs toboggans jusqu'au sommet en funiculaire. La même installation est
établie ici sur une plate-forme taillée dans le roc : elle a exactement la même
odeur de planches fraîches, de pétrole et de neige, le même grincement de
crampons sur le sol bourbeux. Mais au lieu du chemin de fer à crémaillère, un
fil d'acier, soutenu par de frêles étais et portant une corbeille en treillis
d'acier, escalade la face du roc à un angle qui n'a pas besoin d'être spécifié.
Gomme chemin de fer ce n'est rien, et le fait est qu'on a vu de plus grandes
lignes, en bas, dans les vallées, et qui montent plus haut; mais, une certaine
nudité du roc, et la neige en dessous, et sur les côtés l'air qui vous
soufflette au passage des entonnoirs et des fentes, rendent celle-ci tout à
fait intéressante.
Au terminus, à quatre ou cinq cents pieds au-dessus de
nos tèêes (nous sommes à plus de deux mille pieds au-dessus du mess bâti dans
les pins), se voit — rappelant les marques que le vieux lierre laisse sur un
mur après qu'on l'en a arraché — un réseau de traces et de sentiers dans la
neige foulée et bourbeuse : il relie les casernes, la cuisine, le mess des
officiers et, je suppose, le terrain de parade de la garnison. Si le cuisinier
laisse tomber un seau, il a six cents pieds à descendre pour le retrouver. Si
un visiteur s'avance trop loin à un tournant pour admirer le merveilleux
panorama, il devient visible à des Autrichiens peu artistes qui s'empressent de
lui envoyer un shrapnell . Tout ce nid d'aigles bouillonne d'une jeunesse de
vie et d'énergie, tandis que les planches et les poutres et les autres
matériaux montent par la voie aérienne et que la montagne, au-dessus, se penche
sur tout cet ensemble qui est encore à des centaines de pieds du sommet.
— Notre tâche ne commence vraiment qu'un peu plus
haut, à quelques pas d'ici seulement, insistent-ils.
Mais c'est leur Dante qui a dit combien il est amer de
monter et de descendre l'escalier d'autrui. D'ailleurs, leur œuvre n'a
d'intérêt pour personne en dehors de l'ennemi qui leur fait face; c'est tout
juste la routine ordinaire de ces secteurs : grimper le long d'une fissure ou
d'une cheminée de roc, — en s'aidant des épaules et des genoux comme font les
alpinistes, et choisir la nuit,
parce que durant le jour l'ennemi laisse tomber des pierres en bas de la
cheminée. Une compagnie d'alpins a mis une quinzaine de nuits d'hiver à se
hisser en haut d'une cheminée de ce genre; c'est qu'il leur avait fallu
transporter avec eux des mitrailleuses et quelques autres choses encore.
— Soit dit en passant, certaines de nos mitrailleuses
sont de fabrication française; aussi notre « Souvenir du corps des mitrailleurs
» — veuillez le prendre, nous désirons que vous l'emportiez, - — représente les
profils de France et d'Italie à côté l'un de l'autre.
Quand vous émergez de votre cheminée, — ce qu'il faut
faire de préférence par un orage ou une tempête, parce que les bottes garnies
de clous font du bruit sur le rocher, — vous découvrez que vous dominez le
poste de l'ennemi installé au sommet, et alors vous le détruisez, à moins que
vous ne préfériez lui couper son ravitaillement en bombardant le seul sentier
de chèvres par où on le lui apporte; ou bien encore vous découvrez que l'ennemi
vous domine de quelque corniche ou protubérance de rocher que vous ne
soupçonniez pas : alors vous redescendez pour faire une tentative ailleurs. Et
voilà comment on procède tout le long de cette section de la frontière où le
terrain ne permet pas de faire autrement.
Il existe une autre méthode quelque peu différente.
Vous choisissez un sommet de montagne que vous avez lieu de croire occupé par
l'ennemi et fortifié par lui. Vous vous accrochez là avec les dents, vous vous
agrippez avec les pieds. Vous minez le roc dur avec des perforateurs à air
comprimé sur autant de centaines de mètres que vous jugez nécessaire d'après
vos calculs. Quand vous avez fini, vous remplissez vos galeries avec de la
nitroglycérine et faites sauter la montagne, puis vous occupez le cratère avec
des hommes et des mitrailleuses aussi vite que vous le pouvez. Vous vous
assurez ainsi une position dominante d'où vous pouvez gagner d'autres positions
par les mêmes moyens.
— Mais sûrement, vous connaissez tout cela. Vous avez
vu le Castelletto...
Il se dresse là-bas dans la clarté du soleil, bastion
crevassé, couronné de pics pareils aux racines d'une molaire. Le plus grand pic
a disparu : un ravin, un cratère et un vaste éboulement de rocher ont pris sa
place. Oui, j'ai vu le Castelletto, mais cela m'intéresse de voir les hommes
qui l'ont fait sauter.
— Tenez, celui-ci : il a été de l'affaire.
Un homme aux yeux de poète ou de musicien riait et
opinait de la tête. Oui, il en convenait, il avait été mêlé à l'affaire du
Castelletto, il avait même écrit un rapport là- dessus. On avait employé
trente-cinq tonnes de nitroglycérine pour cette mine. On les avait montées là à
bras, — au jour lointain où il était lieutenant en second et où les hommes
vivaient dans les tentes, avant la construction des funiculaires, — il y a déjà
longtemps.
— Et c'est votre bataillon qui a fait tout cela?
— Non, non, il n'a pas tout fait... Mais nous avons
rempli l'office de mineurs et de mécaniciens, avec adjonction de quelques
autres métiers auxquels nous n'avions jamais pensé auparavant. A la guerre
comme à la guerre.
— Et vous continuez toujours avec les mines?
Oui, je pouvais le dire qu'ils continuaient toujours
avec les mines... Et maintenant voudrais-je leur faire le plaisir de venir
écouter quelques airs de la musique du régiment? Elle était cantonnée sur des
rebords de rochers et elle jouerait la marche du régiment et celle de la
compagnie; mais un des joyeux enfants secouait la tête tristement :
— Ces Autrichiens ne sont pas de vrais musiciens. Ils
ne savent pas du tout écouter la musique.
Imaginez-vous un mur de roc qui forme résonateur
derrière une bande de musiciens pleins de zèle et qui se recourbe au-dessus
d'eux pour concentrer la mélodie, et des arêtes de roc des deux côtés pour
rabattre le son à mille pieds de là jusqu'aux champs de neige durcie qui
s'étendent en bas, et des échos tonitruants que renvoient chaque crevasse et
chaque cul-de-sac alignés sur un demi-mille le long d'une sonore paroi de
montagne : le résultat, je vous l'assure, réduit la musique de Wagner à un
murmure. Que ces musiciens aient réveillé l'Autriche, ce n'est pas là ce qui
m'étonne : elle est là, toute
proche, aussitôt le coin tourné : mais il me semble que toute l'Italie va les
entendre à travers ces abîmes d'air subtil. Les sons éclatent, hennissent,
mugissent, et les visages des musiciens se plissent de joie derrière les
cuivres, et la montagne claironne fidèlement le défi qu'ils lancent à son silence.
La marche de la compagnie ne provoque aucun applaudissement, — je suppose que
l'ennemi l'avait entendue trop souvent. Nous nous embarquons alors dans les
hymnes nationaux. La Marseillaise
n'obtient qu'un succès d'estime, n'attirant guère qu'un ou deux shrapnells,
lancés par manière d'acquit; mais quand les musiciens lui offrent, en même
temps qu'à toute la voûte accusatrice des cieux, la Brabançonne, l'ennemi se montre très ému...
Mais il faut savoir s'arrêter ; d'ailleurs, il était
temps pour les bandes de travailleurs de rentrer par les routes.. On annonça
donc de là-haut, au-dessus de nous, à notre auditoire invisible, que le concert
était terminé et que ce n'était plus la peine d'applaudir. Ce fut signifié un
peu plus brièvement que cela et avec un bruit exactement pareil à celui d'une
paire de gifles. Le silence s'étendit avec les grandes ombres des piliers de
roc à travers la neige; il y eut des coups frappés et un cliquetis, et de temps
en temps, un bruit de pierres qui glissent tout là-haut au flanc de la
montagne; le chemin de fer aérien continuait de marcher comme à l'ordinaire;
les bandes de travailleurs jetaient vivement leurs outils et les ruses de la
nuit commençaient. La dernière vision que j'eus des joyeux enfants fut un
groupe de figures de gnomes à deux cents mètres au-dessus, qui semblait, car on
ne lui voyait aucun point d'appui, ne se tenir sur rien. Ils se séparèrent pour
aller chacun à sa besogne et n'étaient plus, que de simples points en mouvement
vers le sommet ou le long des flancs du rocher, dans lesquels ils finirent par
disparaître comme des fourmis. Leur véritable travail s'accomplissait « un peu
plus haut encore, à quelques pas d'ici seulement, » où les postes
d'observation, les factionnaires, les soutiens et tout le reste occupent un
terrain en comparaison duquel les pistes de singes qui entourent le mess et les
baraquements sont unies comme un trottoir.
Les patrouilles doivent être faites par tous les temps
et quel que soit l'éclairage qu'il y ait à onze mille pieds, avec la mort pour
compagne à chaque pas et la largeur d'un pied à droite et à gauche, dans la
moins accidentée. Le rocher couvert de verglas où une botte aux clous émoussés,
si elle fait une glissade, ne glissera, pas deux fois ; une protubérance de
schiste pourri s'écroulant sous la main ; une cheville tordue au fond d'une
crevasse de quatre-vingt-dix-neuf pieds ; une chute mugissante de nochers
détachés par la neige de quelque coin que le soleil a miné pendant le jour : ce
sont là quelques-uns des risques auxquels ils ont à faire face à l'aller et au
retour quand ils vont chercher au mess le café ou les gramophones, « dans
l'accomplissement ordinaire de leur service. »
Un tournant de la descente les dérobe à ma vue, eux et
leur campement que mes yeux ne reverront plus. Mais l'ardente jeunesse, la
force débordante, l'heureuse et insouciante insolence de tout cela, la gravité
qui se maintenait si joliment devant les tasses de café mais qui se détendait
quand la musique donnait un concert à l'ennemi, et la bonne grâce naturelle de
ces garçons, j'en garderai le vivant souvenir. Et derrière tout cela, on sent,
fine comme l'acier des cordes du funiculaire, dure comme la montagne, la
vigueur de leur race.
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