Charles NORDMANN – L’AVION DE GUERRE
(Article paru dans la Revue des Deux Mondes –
1er août 1916)
Pour l’historien et
le tacticien de l’avenir ce qui caractérisera surtout la guerre actuelle, ce
qui la distinguera des guerres du passé, c’est le combat aérien. Entre nos
fantassins et ceux des guerres puniques, entre nos artilleurs et les guerriers
qui bandaient autrefois les catapultes, il y a en somme beaucoup de
ressemblances : et n’étaient les portées un peu plus grandes que les explosifs
ont données au jet des projectiles et à leur efficacité, il n’y aurait ici rien
qui pût véritablement stupéfier un César ou un Xénophon, s’ils revenaient parmi
nous. Mais ce qu’on n’avait jamais vu ni soupçonné, c’est l’homme fait oiseau,
enrichi de l’infinité des mouvements nouveaux et des incroyables visions qu’en
conquérant la troisième dimension de l’espace il a conquises du même coup.
L’aviation
militaire a pris, par la force des choses, une importance tellement prépondérante,
que l’on peut affirmer que si l’un des deux camps en présence n’avait pas entre
les mains cette arme, il serait irrémédiablement battu par cela même. Pourtant,
comme engin même de combat, l’avion n’est pas d’une efficacité supérieure à
celle d’un très petit détachement terrestre bien armé de mitrailleuses, de
grenades ou de canons. Mais il a l’avantage inestimable de pouvoir transporter
la mort latente qu’il inclut en ses projectiles, là où il lui plaît, et dans
des zones vulnérables loin en arrière du front ennemi, là où le fantassin et
l’artilleur, rivés au sol par l’inflexible esclavage de la gravité, ne peuvent
aller. Mais ceci n’est rien. S’il n’était qu’un merveilleux transporteur de
projectiles et d’explosifs à distance, s’il n’était qu’un combattant, qu’un
semeur de mort, l’avion militaire ne serait rien ou peu de chose. Ce qui lui
donne surtout une prodigieuse efficacité guerrière, c’est ce qu’il voit plutôt
que ce qu’il fait, c’est qu’il est un œil plutôt qu’un poing.
Comme toutes les
guerres passées, mais plus peut-être encore qu’elles, à cause de son étendue
supérieure dans le temps et dans l’espace, cette guerre est en effet avant tout
un problème de repérage. Mettez face à face deux adversaires dont l’un,
aveugle, soit armé d’une mitrailleuse perfectionnée, dont l’autre, voyant,
n’ait qu’un mauvais petit revolver : c’est le premier qui sera vaincu. Entre
deux batteries qui se combattent, l’une puissante et formidable, mais ignorant
où est son adversaire, et l’autre qui le sait, mais se compose de médiocres et
faibles canons, c’est celle-ci qui l’emportera. « Veni, vidi, vici » disait César.
C’est parce qu’il avait vu qu’il a vaincu, et le grand capitaine exprimait
ainsi, sous une forme immortelle, cette vérité que, pour porter des coups qui
soient victorieux et avant de le faire, il faut voir où on les porte. Voir où
est l’adversaire, savoir ce qu’il fait, juger de l’efficacité des coups qu’on
lui assène et les rectifier, c’est les trois quarts de l’art de la guerre, et
c’est pourquoi le matador fluet et léger reste toujours vainqueur du taureau
dont la force supérieure est mal dirigée. L’avion est le plus admirable des
observatoires ; il permet de voir d’un coup une vaste étendue de terrain ; bien
plus, cet observatoire est mobile ; il n’est plus de pli du sol, plus de
masques ou de crêtes dont il ne dévoile la fallacieuse protection ; quelque
mouvement, quelque geste que fasse l’adversaire dans le maniement de ses engins
et de ses effectifs, « cet œil est toujours là et regarde Caïn. »
D’après cela, nous
voyons immédiatement que le principal avion de guerre est l’avion de
renseignements, et ici même encore, il faut distinguer l’avion qui renseigne
sur ce que fait l’ennemi, et celui qui renseigne sur ce que nous faisons nous-mêmes,
je veux dire sur la façon dont nos projectiles atteignent ou non leurs
objectifs. Le premier est l’avion de reconnaissance, le second l’avion de réglage
d’artillerie. Mais le tout n’est pas de voir l’ennemi du haut de ce poste
d’observation idéal qu’est un aéroplane : il faut empêcher l’adversaire d’user
du même avantage. C’est ainsi que sont nés les avions de chasse destinés à
abattre et à mettre en fuite les avions de réglage et de reconnaissance de
l’ennemi. Comme celui-ci ne manque pas de vouloir, lui aussi, réduire à
l’impuissance nos propres avions de renseignements, il s’ensuit que par la
force des choses les avions de chasse se combattent entre eux. Ainsi le combat
d’avions, si épique et beau qu’il soit, n’est qu’un corollaire indispensable de
cette fonction essentielle de l’aéroplane militaire : la reconnaissance et le
repérage, en un mot la vision. Enfin une autre catégorie d’avions combattants
est née : celle des avions de bombardements qui vont en arrière des lignes
ennemies, et souvent à grande distance, jeter des explosifs sur ses voies de
ravitaillements, ses usines, ses dépôts et magasins.
Parmi les fonctions
actuelles de l’avion militaire, celles-ci sont les principales. Mais il y en a
d’autres encore, qu’on n’eût point prévues naguère, que divers épisodes de
cette guerre ont enfantées nous la subtile pression des nécessités imprévues,
et dont l’importance pourra se développer beaucoup plus que nous n’imaginons
aujourd’hui. C’est ainsi, par exemple, qu’à Kut-el-Amara et à Przemysl les avions
ont servi à assurer la liaison d’une place assiégée avec l’extérieur, à la
ravitailler en nouvelles et même en provisions. C’est ainsi qu’en Serbie, nos
avions ont servi à évacuer et mettre en lieu sûr, pendant l’invasion
austro-allemande, un certain nombre de blessés. C’est ainsi que… mais il est
des emplois ingénieux des avions sur lesquels il vaut mieux pour l’instant
faire le silence. En résumé, on peut faire le classement suivant des diverses
fonctions des avions militaires :
1° Reconnaissances, service
d’éclaireurs, repérage de batteries et de positions ;
2° Réglage des tirs de
l’artillerie ;
3° Chasse et combat des
appareils ennemis (tant aéronefs qu’aéroplanes) ;
4° Bombardements ;
5° Ravitaillement, poste,
liaison, transport des blessés, etc.
* * *
Un seul type
d’avion pourra-t-il remplir, d’une façon satisfaisante, des fonctions aussi
différentes ? Ce n’est pas probable a priori, et le vieux principe de l’évangile
Lamarckien, d’après lequel la fonction crée l’organe s’oppose dès l’abord à ce
qu’un organe unique assure simultanément des fonctions disparates. Ici comme
dans tous les domaines où l’on veut que les choses soient poussées à fond avec
la plus grande perfection, il doit y avoir une spécialisation, une différenciation
des appareils adéquates aux buts à atteindre.
Certains pourtant
avaient rêvé un moment d’un appareil volant unique, d’une sorte d’aéroplane «
Maître Jacques » qui serait capable tour à tour de combattre très bien, de
bombarder ou d’assurer un service de reconnaissance. Ce n’était qu’un rêve,
comme l’a prouvé l’expérience qui a amené dans toutes les armées belligérantes
la création d’avions étroitement spécialisés. Mais ce que l’expérience a démontré,
après maints tâtonnements inutiles, chez nous comme chez nos ennemis, on aurait
pu le prévoir a priori ainsi que nous allons voir !
Depuis longtemps,
on a constaté qu’un cheval de trait ne peut et ne doit pas posséder la même
structure et les mêmes qualités qu’un cheval de course ou un cheval de guerre,
et les éleveurs ont été conduits ainsi à créer des races chevalines extrêmement
diverses, et d’autant plus dissemblables qu’elles assuraient mieux la fonction
spéciale à laquelle chacune était destinée. Pareillement et pour prendre un
autre exemple, on a depuis longtemps dans la marine renoncé au vaisseau de
guerre unique et bon à tout, et différencié profondément le cuirassé porteur
d’une grosse artillerie et puissamment blindé, du croiseur moins fort et moins
protégé, mais plus rapide, et du vaisseau éclaireur fluet et léger. Dans
l’action féconde et efficace, qu’il s’agisse des hommes ou des engins, celui
qui est bon à tout n’est pas bon à grand’chose… sauf peut-être, dit-on, dans la
politique qui jouit à cet égard d’une grâce toute spéciale.
Ce que les
analogies précédentes nous ont déjà laissé entendre : la nécessité d’avoir des
types d’avions distincts et séparément adaptes aux fonctions diverses de
l’oiseau de guerre, un examen un peu plus attentif va nous le démontrer d’irréfutable
manière.
Considérons, par
exemple, la question des moteurs d’avion. On sait que la force nécessaire à la
rotation de l’hélice est produite par un moteur à explosion. Une certaine
quantité d’essence, mélangée à de l’air en proportion convenable y est allumée,
grâce à une étincelle électrique, à l’intérieur de plusieurs cylindres où elle
déplace alternativement un piston dont le mouvement de va-et-vient, grâce à des
transmissions en bielle, fait tourner l’hélice. Or la lutte a été longtemps
ouverte en aviation entre deux types de moteurs : les moteurs fixes et les
moteurs rotatifs, ainsi nommés respectivement, les premiers, parce que leurs
cylindres sont fixes, les seconds parce qu6 les cylindres disposés en étoile
autour de l’hélice tournent en même temps que celle-ci. Les moteurs rotatifs
sont refroidis par l’air, grâce à leur rotation même dans celui-ci. Les moteurs
fixes, au contraire, ont besoin pour ne point trop chauffer d’être refroidis
par des radiateurs à ailettes où passe une circulation d’eau. L’augmentation de
poids qui en résulte, pour ceux-ci, fait que leur poids est, par rapport à leur
puissance, plus grand que dans les moteurs rotatifs.
Ainsi, pour les très
puissants moteurs actuellement construits, le poids du moteur ne s’abaisse pas
au-dessous de deux kilos par cheval-vapeur pour les moteurs fixes, tandis qu’il
descend à un kilo et demi, dans les bons moteurs rotatifs. Ceci explique le
succès qu’ont eu ces derniers dans la période qui a précédé la guerre : par
suite de leur poids plus faible, ils permettaient des vitesses plus grandes
avec un aéroplane donné, dans les brèves épreuves sportives qui avaient alors
tant de vogue. Mais toute médaille a son revers : sans parler même de la délicatesse
et de la fragilité plus grandes du moteur rotatif, celui-ci consomme par heure
et par cheval plus d’essence que le moteur fixe (environ 350 grammes au lieu de
250). Et alors il arrive ceci : lorsqu’un aéroplane doit faire une randonnée de
plusieurs heures, le poids total d’essence qu’il doit emporter à cet effet est
beaucoup plus grand pour le moteur rotatif que pour le moteur fixe, et suffit à
compenser et au-delà le poids plus faible du premier (supposé de même puissance
que l’autre). Et ainsi nous arrivons à cette conclusion que si le moteur
rotatif est préférable pour les avions qui doivent fournir un service rapide et
bref, le moteur fixe reprend au contraire sa supériorité pour les vols de
longue durée. Premier et décisif exemple de la nécessité qu’il y a de
construire différemment les avions selon le service qu’on leur demandera.
* * *
Mais il y a plus et
nous allons voir maintenant que les qualités exigées pour les divers emplois de
l’avion de guerre sont en quelque sorte contradictoires et exclusives les unes
des autres.
Tout d’abord il y a
une antinomie entre la vitesse d’un avion donné et le poids qu’il transporte.
Plus ce poids est grand, plus sa vitesse maxima sera faible et réciproquement.
Cela est presque évident a priori, et bien connu pour tous les mécanismes
tracteurs : locomotives, automobiles, animaux de trait. Ainsi, si sur un avion
est monté un moteur de cent chevaux, c’est-à-dire un moteur, qui fournit un
travail de 7 500 kilogrammètres par seconde, lorsque la traction du moteur est
de 250 kilogrammes, l’appareil fait 30 mètres à la seconde ; si le poids tiré
n’est que de 200 kilogrammes, la vitesse devient égale à 37 mètres et demi (en
supposant parfait, pour simplifier, le rendement de l’hélice).
Parallèlement à
cela, il y a également une sorte d’antinomie entre le poids porté par un avion,
et l’altitude maxima qu’il peut atteindre et qu’on appelle, comme nous avons
vu, son plafond. Cela se démontre aussi très facilement, et tombe d’ailleurs
sous le sens, puisque, comme je l’ai expliqué, l’altitude du plafond dépend de
l’excédent de charge emporté par l’appareil.
Enfin il existe une
troisième incompatibilité et fort curieuse : pour un avion disposant d’un
moteur donné et portant un certain poids, la vitesse en vol horizontal, et
l’altitude maxima, la hauteur du plafond, sont des qualités contradictoires.
Voici un raisonnement qui nous fera comprendre cette chose, au premier abord étrangement
paradoxale. A un avion dont le plafond est à 2 000 mètres coupons légèrement
les extrémités des ailes : nous aurons diminué du coup sa force portante,
c’est-à-dire sa surcharge maxima, c’est-à-dire la plus haute altitude à
laquelle il peut parvenir. Mais du même coup nous aurons augmenté sa vitesse
puisque nous aurons diminué sa résistance à l’avancement.
Aussi par des
diminutions progressives des surfaces portantes on arriverait à des avions très
rapides, mais ne pouvant s’élever qu’à one faible hauteur. Tels étaient les
appareils qui, en 1913, gagnèrent la célèbre coupe Gordon Banuet. Portant un
seul pilote, du combustible pour une heure seulement, ils faisaient plus de 200
kilomètres à l’heure. Mais ils n’auraient pu s’élever bien haut, et si la
course avait eu lieu sur un plateau situé à quelques centaines de mètres
d’altitude, à Mexico par exemple, ces merveilleux appareils, ces dieux de la
vitesse n’auraient pas même pu quitter le sol.
De tout cela, et
sans qu’il soit besoin de poursuivre, comme on le pourrait, notre démonstration,
il résulte très nettement qu’on construira très différemment un avion selon
qu’on le destine à voler très haut, ou très vite, ou très loin, à porter une
faible charge ou un poids considérable. Il y a longtemps d’ailleurs qu’avec son
intuition de précurseur, Clément Ader avait deviné cette spécialisation des
avions et qu’il écrivait : « Chaque type d’avion doit être constitué pour la
fonction qu’il est appelé à remplir. »
Il nous reste
maintenant, à la lueur de ces quelques généralités, à examiner le rôle des
divers types d’aéroplanes de guerre. Dans cet examen la petite classification
que nous avons établie plus haut nous servira de fil d’Ariane. Aussi bien, nous
sommes ici dans le royaume qu’ambitionna follement l’audacieux fils de Dédale.
On n’attend
d’ailleurs point de moi que je donne ici des renseignements sur les
perfectionnements récents dus à l’ingéniosité de nos constructeurs et de nos
techniciens et qui ont contribué à faire de nos avions de guerre des
adversaires si redoutables pour l’ennemi, des auxiliaires si précieux dans les
mains de notre commandement. L’heure n’est point venue encore d’entrer à cet égard
dans des détails. Aussi sans aborder aucune des choses qui doivent rester secrètes,
vais-je seulement ici indiquer quelques particularités et quelques méthodes des
aéroplanes militaires qui sont bien connues de nos ennemis, et appliquées par
eux-mêmes comme par nous, ainsi qu’il résulte de leurs publications et de
l’examen de leurs appareils tombés entre nos mains. Même ainsi limité, ce
rapide examen suffira, j’en suis convaincu, à montrer l’intelligente hardiesse,
l’habileté technique, la science que doit posséder aujourd’hui un aviateur
militaire digne de ce nom… et nous en avons des légions dans ce cas.
* * *
L’avion de
reconnaissance, l’avion éclaireur, est destiné à explorer le secteur ennemi,
les positions et les mouvements des troupes adverses, à découvrir leurs dépôts
de matériel, à définir exactement avant une attaque et pendant celle-ci l’état
et la position de leurs retranchements. En un mot, il est le regard perpétuellement
mobile du commandement, sans cesse braqué comme un dard mortel sur l’ennemi.
Dans les guerres
anciennes, c’était la cavalerie qui était chargée de ce service de
reconnaissance. La guerre immobile de tranchées qui sévit actuellement a réduit
ses chevaux à l’état de comparses encombrants. Mais même au début de cette
guerre, quand les troupes opéraient de vastes mouvements stratégiques, le rôle
des cavaliers éclaireurs a été infiniment moins utile que celui des avions, car
le cavalier ne peut voir que des détails, l’avion voit les grandes lignes, les
dominantes d’un champ de bataille et d’une armée en marche, parce qu’il plane,
parce qu’il voit les choses d’assez haut pour que les détails sans importance
ne lui masquent pas les choses essentielles. Si la bataille de la Marne a pu
s’engager victorieusement, c’est en grande partie- parce que les rapports de
nos pilotes ont signalé une large fissure entre deux des armées envahissantes.
Depuis lors, le rôle
des éclaireurs aériens n’a fait que se développer des deux côtés de la
barricade. Ce sont généralement des appareils biplaces montés par le pilote qui
ne s’occupe que de la conduite de sa machine et par un officier observateur qui
est tout à sa besogne de reconnaissance. Celle-ci était faite naguère
uniquement à l’œil nu ou à la jumelle ; aujourd’hui on tend à remplacer cette
documentation visuelle, qui est fugitive et sujette à erreurs, par
l’observation photographique qui donne des documents sans équation personnelle
et qu’on peut ensuite examiner à loisir. Un grand nombre des avions de
reconnaissance allemands comme des nôtres sont aujourd’hui munis de téléobjectifs
(fabriqués notamment par Zeiss pour nos adversaires) qui donnent des résultats
remarquables. Il n’est pas jusqu’au cinématographe qui ne soit aujourd’hui
adapté sur certains aéroplanes allemands et alliés. Les résultats ainsi
obtenus, tout le monde les connaît par les documents qui ont été publiés dans
les journaux illustrés. Grâce à eux, pour n’en citer que le plus récent
exemple, notre commandement a été, pendant l’attaque de la Somme, tenu
constamment au courant des effets, sur les différentes tranchées, du
bombardement préliminaire à l’attaque et des mouvements des réserves ennemies.
Une autre fonction,
non moins importante, des avions éclaireurs est le repérage des batteries
ennemies, que les observateurs découvrent par leurs lueurs ou leurs fumées, ou
plus à loisir par la position de leur emplacement sur les téléphotographies.
L’hydravion, qui ne
se distingue de l’aéroplane que parce qu’il est muni de flotteurs qui lui
permettent de reposer sur la mer, joue un rôle tout à fait analogue le long des
côtes ou dans les escadres de combat.
De tout ceci il résulte
que l’avion éclaireur n’a point besoin d’avoir une grande sphère d’action,
c’est-à-dire d’emporter un grand poids de combustible. Il doit pouvoir voler
assez haut pour évoluer sans trop de danger au milieu des éclatements des
batteries antiaériennes, et pour échapper aux avions de chasse ennemis qui,
volant vite, ont un plafond plus bas ; au-dessus de 2 000 mètres, d’ailleurs,
il peut mépriser les balles de fusil ou de mitrailleuse venues du sol ; ses
ailes et son fuselage doivent être disposés de façon adonner à l’observateur un
champ visuel étendu. En somme, il doit avoir un ensemble de qualités moyennes
qui en font le moins spécialisé des aéroplanes militaires.
* * *
L’avion de réglage
d’artillerie est le frère du précédent. Son rôle est de régler le tir des
batteries sur les objectifs qui leur sont directement invisibles, ce qui est le
cas général. L’avion signale si les coups sont trop longs ou trop courts, ou à
droite, ou à gauche, ou au but… ce qui est l’idéal, de diverses manières. Au début
de la guerre, les avions faisaient cette signalisation en opérant certaines évolutions,
en décrivant certaines courbes dont le sens était convenu d’avance. Aujourd’hui
ils emploient des procédés plus rapides et moins rudimentaires, et beaucoup
sont munis, chez les Allemands comme chez nous, soit d’appareils de T. S. F.,
soit de fusées de formes et de couleurs variées qui leur permettent de diriger
et de rectifier les coups des artilleurs.
L’avion de réglage
doit, comme l’éclaireur, avoir un champ visuel étendu devant l’œil de
l’observateur ; ses ailes et son fuselage doivent être placés et échancrés en
conséquence. Il doit avoir une faible vitesse pour trois raisons : 1° parce qu’à
faible vitesse il peut survoler plus facilement, sans s’en écarter, l’objectif
examiné : l’idéal serait un appareil de vitesse nulle qui resterait immobile
sur les points observés ; 2° parce que sa faible vitesse a pour corollaire un
plafond élevé qui lui permet d’échapper plus facilement aux avions-chasseurs
ennemis, qui très rapides ne peuvent monter aussi haut ; 3e parce que l’avion
de réglage doit pouvoir très facilement atterrir dans le voisinage immédiat de
l’officier d’artillerie dont il doit sans cesse prendre les ordres. Pour que
cet atterrissage puisse avoir lieu « dans un mouchoir de poche, » suivant
l’expression aujourd’hui consacrée dans l’argot aérien, il faut, étant donnée
l’exiguïté, fréquente sur le front, des terrains convenables, que l’aéroplane
soit aussi peu rapide que possible, car on sait qu’un appareil rapide a besoin
d’un très vaste espace pour atterrir sans danger.
Cet appareil doit
donc être léger et peu rapide.
* * *
Les avions de
chasse, destinés, comme nous avons vu, d’une part à protéger les avions de
reconnaissance et de réglage contre les appareils de chasse de l’ennemi,
d’autre part à rendre impossible son service d’éclaireurs aériens doivent être également
légers ; mais en revanche ils doivent être aussi rapides que possible.
L’armement des
avions de chasse est d’une importance capitale. Quelquefois armés d’un petit
canon, ils sont chez l’ennemi comme chez nous plus généralement munis d’une
mitrailleuse. Si les avions de chasse allemands (dont le parangon est le célèbre
Fokker, pâle copie de notre vieux Morane-Saulnier) ont paru pendant une période
qui fut courte et qui est heureusement déjà lointaine, avoir un moment la suprématie,
c’est uniquement parce que leurs mitrailleuses déroulaient des bandes de cartouches
bien plus longues que les nôtres, à quoi il est heureusement remédié
aujourd’hui. Le cri fameux : « Des munitions, des munitions ! » est en effet
peut-être plus vrai encore dans le champ de bataille aérien qu’à la surface du
sol. Il est facile de comprendre pourquoi : lorsque deux avions adverses se précipitent
l’un contre l’autre, chacun à la vitesse de 150 kilomètres à l’heure, il
s’ensuit que leur vitesse relative est de près de 80 mètres à la seconde. A une
telle allure, les avions ne sont à portée utile pour se servir de leurs
mitrailleuses que pendant un très court instant. Mais il est évident que celui
qui aura des munitions plus nombreuses pourra faire durer utilement plus
longtemps chacune de ces successives et très rapides passes d’armes qui
constituent un combat d’avions. Il sera, lors des dernières passes, encore
approvisionné en face d’un adversaire démuni.
De tout cela il résulte
aussi que de deux avions également bien approvisionnés, le plus souple et le
plus rapide aura un grand avantage sur l’autre parce qu’il sera maître de se dérober
à lui ou de l’attaquer sous un angle où lui-même sera hors d’atteinte.
C’est la nécessité
d’avoir, pour la chasse, des avions rapides qui a conduit nos ennemis comme
nous-mêmes à préférer pour ce genre d’appareils le monoplace. Celui-ci portant
un- seul homme est plus léger, donc, à moteur égal, plus rapide. En outre et
surtout, l’aviateur unique qui gouverne et tire seul peut mieux coordonner sa
direction et son tir que lorsqu’il doit partager ces deux fonctions avec un
camarade dont les gestes ne peuvent jamais s’harmoniser parfaitement avec les
siens. Or dans ces passes rapides comme l’éclair, une erreur d’un dixième de
seconde, un décalage insignifiant entre la gouverne et le tir décident de la
victoire ou de la chute mortelle. Et c’est pourquoi les Guynemer, les Navarre,
les Nungesser, à l’exemple des Garros et des Pégoud, combattent seuls comme les
grands chasseurs de la jungle ou de l’azur, comme le lion, le tigre et l’aigle.
Enfin l’expérience
a prouvé que les appareils dont l’hélice est placée à l’avant sont, toutes
choses égales d’ailleurs, les plus rapides. Mais alors l’aviateur du monoplace
de combat qui tire en même temps qu’il gouverne et qui vise en quelque sorte
avec tout son avion, en le dirigeant vers le but, doit tirer avec la
mitrailleuse à travers l’hélice. C’est ce que fit le premier Garros, grâce à un
ingénieux dispositif dont les Allemands ont consciencieusement réalisé des copies
serviles, puis des variantes diverses dans leur fokker. D’ailleurs le problème
ne se pose pas avec les appareils à deux hélices.
Il faut enfin
ranger parmi les avions de chasse, à cause de leur nécessaire vitesse et de
leur mission si utile qui est vraiment une mission « de chasse, » ceux de nos
appareils qui naguère à Verdun et plus récemment sur la Somme, ont congrûment
brûlé, grâce à d’ingénieuses fusées incendiaires, ces gros ballons cerfs-volans
que l’ennemi à le premier utilisés comme observatoires aériens et que nos
poilus d’un mot qui, s’il n’est pas très poétique est riche du moins
d’exactitude pittoresque, appellent des « saucisses. »
* * *
L’avion de
bombardement est à l’avion de chasse ce que le dreadnought est à un fin
torpilleur. Les communiqués nous ont fait connaître depuis longtemps les
exploits de ces puissantes escadres aériennes lourdement chargées d’explosifs
et qui vont jeter leurs bombes et leurs obus de 90 ou de 155 dans les
organisations industrielles et militaires à l’intérieur de la zone occupée par
l’ennemi et jusque dans l’intérieur de l’Allemagne. On imagine la sensation que
doit produire l’arrivée d’une de ces escadres dont les avions volent en
triangle comme un grand vol de canards sauvages, et qu’escortent, tournant autour
d’eux comme des chiens de bergers, d’actifs avions de chasse destinés à les
protéger contre l’attaque des appareils ennemis.
Le lancement des
projectiles (bombes ou fléchettes), du haut d’un avion, est d’ailleurs une opération
beaucoup plus complexe et délicate qu’il ne semblerait à première vue. Si
l’avion pouvait s’immobiliser complètement au-dessus du point visé, si d’autre
part l’air était parfaitement calme, il est évident qu’il suffirait au
bombardier pour atteindre son objectif, de lâcher ses projectiles lorsqu’il se
trouve exactement au-dessus de lui et dans sa verticale. Mais ces conditions ne
sont jamais réalisées : d’une part l’avion a généralement une certaine vitesse
par rapport au sol ; les projectiles, au moment où on les lâche, seront donc
eux-mêmes animés dans le sens de la marche d’une vitesse horizontale qui tend à
les faire tomber en avant de la verticale de lancement. D’autre part, le vent
pendant leur chute tend à les faire tomber plus en avant encore, s’il est de même
sens que la marche de l’avion ou, dans le cas contraire, moins en avant. La
trajectoire d’une bombe d’avion est donc très complexe et a conduit à
construire, tant dans les appareils allemands que dans les nôtres, des viseurs
de bombardement extrêmement ingénieux, accompagnés de tables de tir tenant
compte de toutes les circonstances de lancement, et qui font des bombardements
aériens une opération aussi savante que le réglage d’un tir d’artillerie.
Les avions de
bombardement emportent le plus grand poids possible de projectiles à des
distances qui peuvent être considérables. Leur force portante doit donc être
notable ; ils doivent en conséquence avoir une grande envergure et des moteurs
puissants. Ceux-ci sont couramment d’environ 200 chevaux-vapeur. De plus, ils
doivent passer les lignes à une altitude qui les mette à l’abri des tirs
d’infanterie, c’est-à-dire à 2 000 mètres. Ceci conduit à limiter la vitesse de
l’avion, et ne permet pas d’augmenter indéfiniment son poids, car son plafond
deviendrait alors trop bas. C’est cela non moins que la loi de résistance des
matériaux qui a empêché les avions géants, qui ont fait l’objet d’intéressantes
tentatives, d’être jusqu’ici utilement généralisés.
* * *
Pour compléter ce
bref tableau de ce qu’on fait aujourd’hui pour la patrie dans le fluide royaume
aériforme, nous pourrions par quelque anticipation hardie tenter d’imaginer ce
qu’on y fera plus tard. Nous pourrions par exemple rêver avec M. de Guiche, —
puisque aujourd’hui on n’a le droit de rêver que de choses guerrières, —
d’avions belliqueux, frères jumeaux et symétriques des sous-marins, et qui
par-dessus la mer des nuages iront, en se guidant au compas et au sextant,
bombarder quelque lointaine citadelle.
Mais le réel
vraiment suffit aujourd’hui à notre étonnement. Si le bonhomme Homère, si
Virgile, si notre poète épique médiéval revenaient parmi nous, et si d’aventure
ils regardaient en l’air, ils trouveraient sans doute bien puérils, et bons
tout au plus à amuser les petits enfants, les combats de leur Achille, dont les
pieds ne furent point si légers que ceux de Pégoud, de leur pieux Enée, de leur
brave Roland lui-même. Certes par leur valeur ces légendaires héros furent égaux
peut-être à nos navigateurs de la nue. Mais combien les gestes de ceux-ci sont
plus beaux, plus étrangement poétiques, plus véritablement épiques, derrière
les bras bourdonnants de l’hélice, dans ce char de métal que le feu fait
glisser sur l’azur dix fois plus vite que ne galopa jamais un cheval, le doigt
sur ce tube creusé ainsi qu’un roseau qui déverse, comme une corne d’abondance,
la mort incluse en mille fruits d’airain. Si Platon a voulu bannir les poètes
de sa république, n’est-ce pas après tout parce qu’ils n’avaient pas assez
d’imagination et que leurs rêveries sont toujours bien pauvres à côté du réel,
et surtout du possible ?
CHARLES NORDMANN.
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