RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE
(Reportage publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er Août 1917)
(suite et fin)
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IX.
— LE FRONT DU TRENTIN
Point n'est besoin d'un expert pour distinguer les
caractères des différents fronts italiens. Ils se dégagent, quand on est encore
loin derrière les lignes, des troupes au repos ou de la circulation sur la
route. Même derrière le charmant Asolo de Browning où, vous vous le rappelez, Pippa
passait, il y a soixante-seize ans, annonçant que, « tout allait bien dans le
monde,
» on avait une sensation d'étouffement. L'officier nous invite à suivre ses
explications sur la carte.
— Voyez : où notre frontière à l'Ouest des Dolomites
plonge au Sud dans cette tête de lance en forme de V, c'est le Trentin. Les
volontaires de Garibaldi l'avaient conquis en entier dans notre guerre
d'indépendance. La Prusse était notre alliée alors contre l'Autriche; mais la
Prusse fit la paix dès qu'elle y trouva son compte, — je parle de 1864, — et
nous dûmes accepter la frontière qu'elle et l'Autriche avaient tracée. La
frontière italienne est mauvaise partout, — la Prusse et l'Autriche ont pris
soin qu'il en fût ainsi, — mais la section du Trentin est particulièrement
mauvaise.
Le brouillard enveloppe le plateau que nous
escaladons. Les montagnes se sont changées en hauteurs arrondies ayant presque
la forme de barriques et dressées à peu près à pic au-dessus de vallées arides.
Des routes nombreuses et neuves ; et toujours l'inévitable groupe du vieillard
et du gamin pour veiller à leur bon entretien. Des bruyères comme celles
d'Ecosse; des plateaux rouges couturés de tranchées et percés de trous d'obus;
une confusion de collines sans couleur et, dans le brouillard, presque sans
forme, qui s'élèvent et s'abaissent derrière nous. Des troupes se cachent dans tous les replis qui toujours
attendent d'autres troupes; et les tranchées se multiplient du haut en bas des
pentes.
Nous descendons une montagne fracassée de la tête au
pied, mais conservant encore, comme des rides sur un front, les lignes des
tranchées qui avaient suivi ses contours. Un fossé étroit et peu profond
(peut-être une ancienne conduite d'eau) court verticalement jusqu'au haut de la
colline, coupant à angle droit les tranchées à demi effacées.
— C'est là que nos hommes se tenaient avant que les
Autrichiens eussent été repoussés dans leur dernière attaque, — l'attaque de
l'Asiago, comme vous l'appelez, n'est-ce pas? Il fallut aux Autrichiens dix jours pour descendre à mi-chemin
du sommet de la montagne. Nos hommes poussèrent cette tranchée droit en haut de
la colline, comme vous voyez, puis ils grimpèrent et les Autrichiens furent
enfoncés. Ce n'est pas aussi terrible que l'on pourrait croire, parce que, dans
une opération de ce genre, si l'ennemi là haut fait un faux pas, il roule
jusqu'au bas parmi vos hommes, tandis que si c'est vous qui trébuchez, la
glissade ne fait que vous ramener au milieu de vos amis.
Je murmurai :
— Qu'est-ce que cela vous a coûté ?
— Hélas cela nous a coûté gros. Et sur cette montagne,
de l'autre côté de la gorge, — mais le brouillard ne vous permet pas de la
voir, — nos hommes ont combattu pendant une semaine, le plus souvent sans eau.
Il me raconte la longue bataille acharnée où les
Autrichiens crurent, jusqu'à ce que le général Cadorna les détrompât, qu'ils
tenaient à leur merci les plaines du Sud. Je ne me soucierais pas d'être
Autrichien, avec le Boche par derrière et l’Exercitus Romanus en face de moi. Ce fut le plus tranquille des fronts
et la plus discrète des armées. Elle vivait parmi les forêts, dans de
véritables villes où nous retrouvons de la neige boueuse amoncelée en tas dont
les flancs creux laissent échapper toutes les immondices que l'hiver y a
accumulées. Des bataillons de corvée ont nettoyé tout cela. D'autres équipes se
hâtaient de boucher les trous d'obus : les camions n'aiment pas à être arrêtés
dans leur marche.
Une autre ville, improvisée parmi les pierres,
n'abrite plus que des cuisiniers et un ou deux cantonniers ennuyés. La
population s'est transportée en haut de la montagne afin de creuser et faire
sauter à la dynamite; en bas, dans des vallons boisés qui ressemblent à des
parcs, des bataillons glissent comme des ombres à travers les brouillards,
entre les pins. Quand nous arrivons à une lisière, quelle qu'elle soit, il n'y
a, comme à l'ordinaire, rien d'autre que de l'herbe arrachée sur une certaine
largeur et une maison « insalubre » qui, dans ses flancs ravagés par le canon,
a jadis abrité des hommes, et où l'eau de pluie s'égoutte dans les caves au
plafond constellé de trous. La vue, de là, embrasse les tranchées autrichiennes
sur les pentes blafardes, et l'on entend les canons autrichiens, qui, cette
fois, ne sont pas paresseux, mais ardents et querelleurs. Cependant, de notre
côté, on ne répond pas.
— S'ils veulent se renseigner, dit en riant
l'officier, ils n'ont qu'à venir voir.
On imagine combien les hommes qui sont derrière ces
canons donneraient pour une place dans la voiture qui nous conduit, pendant les
quelques heures suivantes, le long d'une autre ligne bien dissimulée...
Autour de nous, le brouillard s'épaissit et noie au
loin les montagnes et les masses d'hommes soudain entrevues qui émergent un
instant, pour disparaître de nouveau. Nous nous dirigeons vers le sommet
jusqu'à la rencontre des brouillards et des nuages, par une route plus raide
qu'aucune de celles dont nous nous sommes servis jusqu'ici. Elle aboutit à une
galerie de roc où d'immenses canons, prêts à tirer sur un certain point quand
une certaine heure sera venue, attendent dans l'obscurité.
— Marchez avec précaution! Il y a par ici un tournant
plutôt rapide.
La galerie ouvre sur un espace nu et une chute à pic,
à des centaines de pieds, de rocs striés, garnis de touffes de bruyères en
fleurs. Au pied du mur, commence la véritable montagne, à peine moins escarpée
: plus bas encore, elle s'infléchit en pentes douces qui descendent, par une
suite de contreforts ou de monticules, jusqu'aux immenses et antiques plaines situées
à quatre mille pieds plus bas. Vers le Nord, les brouillards cachent la vue ;
mais on peut suivre à la trace le cours des larges rivières qui descendent vers
le Sud, les ombres minces des aqueducs et les silhouettes échelonnées des
villes dont chacune a un passé qui, à lui seul, vaut plus que l'avenir de tous
les Barbares menant leur tumulte derrière les chaînes qu'on nous montre par les
fenêtres de l'observatoire.
L'officier achevait de nous faire l'historique des
combats et des bombardements d'une année.
— Enfin, ce point à l'horizon, à droite de cette crête
lisse, juste sous les nuages, est une mine que nous avons fait sauter.
A ces mots, le volet du poste d'observation, derrière
sa frange de glands de cuir, se ferma doucement : on fait tout sans bruit sur
cette terre silencieuse et dure.
X. — LA NOUVELLE ITALIE
Si on laisse de côté l'incroyable labeur qui marque
toutes les phases de la guerre italienne, c'est cette dureté qui vous
impressionne en toute occasion, depuis la nudité austère du grand quartier du
général Cadorna, qui pourrait être un monastère ou un laboratoire, jusqu'à
l'endurance du muletier, blanc de poussière, mais sans une perle de sueur, qui
grimpe derrière sa bête les rudes échelons du sentier de montagne, ou de la
sentinelle isolée qui se couche comme une panthère, collée contre une bosse de
rocher, et reste aussi immobile que la pierre, sauf le mouvement de ses cils
sur ses yeux.
Rien pour la pompe et l'ostentation, rien pour se
faire valoir. « Voici, semble sous-entendre chacun, la besogne que nous
faisons. Voici les hommes et les machines dont nous nous servons : tirez vos
conclusions vous-même. » Aucune hâte, aucune fièvre, et « l'excitable Latin »
de la légende boche n'apparaît pas. On trouve à sa place un système équilibré
et souple, que met en œuvre un dévouement passionné; l'ordre et l'économie dans
les plus petits détails, avec la même sagesse et la même largeur de vues qui
sait verser, quand il le faut, pour défendre les positions, le sang de vingt
mille hommes. C'est la manière italienne, sans rien d'inhumain ni d'oppressif,
et qui ne prétend pas non plus à la sainteté, mais fonctionne comme le couteau,
— doucement et paisiblement, — jusqu'au manche.
Peut-être est-ce à la modération naturelle du peuple
et à son existence au grand air, à ses habitudes strictes d'économie et à sa
disposition à risquer légèrement sa vie pour des questions personnelles qu'il
faut attribuer le développement de ce système; ou bien peut-être s'est-il
produit sous le glaive une renaissance de son génie séculaire d'administrateur.
Quand on considère le plan d'ensemble de l'œuvre accomplie, on incline à la
première opinion; quand on regarde les visages des généraux, ciselés par la
guerre en véritables camées de leurs ancêtres, on croit voir se dresser
au-dessus d'eux les aigles romaines, et on incline vers la seconde.
Il faut dire aussi que l'Italie compte, en plus grand
nombre que la plupart des pays, des hommes revenus avec leur pécule de la
République de l'Ouest, pour se réinstaller chez eux. (On les appelle Américanos ) Ils se sont servis du Nouveau Monde, mais c'est
l'Ancien qu'ils aiment. Ils exercent une influence étonnamment étendue qui,
agissant sur la vivacité de l'intelligence et l'habileté nationale, profite,
j'imagine, à l'invention et au talent. Ajoutez à cela la conscience que la
nouvelle Italie prend d'elle-même dans ces immenses efforts et ces immenses
besoins, — phénomène indéfinissable comme l'aurore, mais qu'on sent comme elle
dans l'air, — et vous commencerez à comprendre quelle sorte d'avenir s'ouvre
pour cette nation, la plus vieille et la plus jeune de toutes. Avec l'économie,
la bravoure, la tempérance et une Idée, on va loin. L'Italie combat maintenant
comme toute la civilisation combat, contre ce qu'il y a d'essentiellement
démoniaque dans le Boche; et elle le connaît mieux que nous ne le connaissons
en Angleterre, parce qu'elle a été son alliée. A cette fin elle donne, sans
gaspillage ni parcimonie, tout son effort. Mais elle n'a aucune illusion quant
aux garanties nécessaires après la guerre et sans lesquelles sa propre
existence ne saurait être assurée. Elle combat pour cela aussi, parce que,
comme la France, elle est logique et regarde les faits en face dans toute leur
étendue. Elle a de nombreuses difficultés, générales et particulières. Mais
l'Italie accepte ces charges et d'autres, exactement dans le même esprit
qu'elle accepte les plateaux criblés de trous, l'âpreté des montagnes,
l'instabilité des neiges et toutes les épreuves imposées à ses armes. Tout cela
est dur, mais elle est plus dure.
Pourtant quel homme peut prétendre à rien juger ? Nous
étions dans un hôtel, attendant un train de nuit; un officier parlait de
certains vers de d'Annunzio qui ont littéralement eu pour effet de soulever des
montagnes dans cette guerre. Il expliquait une allusion qui s'y trouve par une
citation de Dante. Un vieux porteur, attendant pour nos bagages, sommeillait
ratatiné sur une chaise près de la véranda. A mesure qu'il saisissait la
cadence des vers, ses yeux s'ouvrirent, son menton sortit de son plastron de
chemise, et il finit par s'asseoir comme un petit faucon sur un perchoir,
attentif à chaque vers, son pied battant doucement la mesure.
Rudyard
Kipling.
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