vendredi 1 mai 2015

RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE 3


RUDYARD KIPLING. LA GUERRE EN MONTAGNE
(Reportage publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er Août 1917)
(suite et fin)


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IX. — LE FRONT DU TRENTIN


Point n'est besoin d'un expert pour distinguer les caractères des différents fronts italiens. Ils se dégagent, quand on est encore loin derrière les lignes, des troupes au repos ou de la circulation sur la route. Même derrière le charmant Asolo de Browning où, vous vous le rappelez, Pippa passait, il y a soixante-seize ans, annonçant que, « tout allait bien dans le
monde, » on avait une sensation d'étouffement. L'officier nous invite à suivre ses explications sur la carte.

— Voyez : où notre frontière à l'Ouest des Dolomites plonge au Sud dans cette tête de lance en forme de V, c'est le Trentin. Les volontaires de Garibaldi l'avaient conquis en entier dans notre guerre d'indépendance. La Prusse était notre alliée alors contre l'Autriche; mais la Prusse fit la paix dès qu'elle y trouva son compte, — je parle de 1864, — et nous dûmes accepter la frontière qu'elle et l'Autriche avaient tracée. La frontière italienne est mauvaise partout, — la Prusse et l'Autriche ont pris soin qu'il en fût ainsi, — mais la section du Trentin est particulièrement mauvaise.


Le brouillard enveloppe le plateau que nous escaladons. Les montagnes se sont changées en hauteurs arrondies ayant presque la forme de barriques et dressées à peu près à pic au-dessus de vallées arides. Des routes nombreuses et neuves ; et toujours l'inévitable groupe du vieillard et du gamin pour veiller à leur bon entretien. Des bruyères comme celles d'Ecosse; des plateaux rouges couturés de tranchées et percés de trous d'obus; une confusion de collines sans couleur et, dans le brouillard, presque sans forme, qui s'élèvent et s'abaissent derrière nous.  Des troupes se cachent dans tous les replis qui toujours attendent d'autres troupes; et les tranchées se multiplient du haut en bas des pentes.

Nous descendons une montagne fracassée de la tête au pied, mais conservant encore, comme des rides sur un front, les lignes des tranchées qui avaient suivi ses contours. Un fossé étroit et peu profond (peut-être une ancienne conduite d'eau) court verticalement jusqu'au haut de la colline, coupant à angle droit les tranchées à demi effacées.

— C'est là que nos hommes se tenaient avant que les Autrichiens eussent été repoussés dans leur dernière attaque, — l'attaque de l'Asiago, comme vous l'appelez, n'est-ce pas? Il  fallut aux Autrichiens dix jours pour descendre à mi-chemin du sommet de la montagne. Nos hommes poussèrent cette tranchée droit en haut de la colline, comme vous voyez, puis ils grimpèrent et les Autrichiens furent enfoncés. Ce n'est pas aussi terrible que l'on pourrait croire, parce que, dans une opération de ce genre, si l'ennemi là haut fait un faux pas, il roule jusqu'au bas parmi vos hommes, tandis que si c'est vous qui trébuchez, la glissade ne fait que vous ramener au milieu de vos amis.

Je murmurai :

— Qu'est-ce que cela vous a coûté ?

— Hélas cela nous a coûté gros. Et sur cette montagne, de l'autre côté de la gorge, — mais le brouillard ne vous permet pas de la voir, — nos hommes ont combattu pendant une semaine, le plus souvent sans eau.

Il me raconte la longue bataille acharnée où les Autrichiens crurent, jusqu'à ce que le général Cadorna les détrompât, qu'ils tenaient à leur merci les plaines du Sud. Je ne me soucierais pas d'être Autrichien, avec le Boche par derrière et l’Exercitus Romanus en face de moi. Ce fut le plus tranquille des fronts et la plus discrète des armées. Elle vivait parmi les forêts, dans de véritables villes où nous retrouvons de la neige boueuse amoncelée en tas dont les flancs creux laissent échapper toutes les immondices que l'hiver y a accumulées. Des bataillons de corvée ont nettoyé tout cela. D'autres équipes se hâtaient de boucher les trous d'obus : les camions n'aiment pas à être arrêtés dans leur marche.

Une autre ville, improvisée parmi les pierres, n'abrite plus que des cuisiniers et un ou deux cantonniers ennuyés. La population s'est transportée en haut de la montagne afin de creuser et faire sauter à la dynamite; en bas, dans des vallons boisés qui ressemblent à des parcs, des bataillons glissent comme des ombres à travers les brouillards, entre les pins. Quand nous arrivons à une lisière, quelle qu'elle soit, il n'y a, comme à l'ordinaire, rien d'autre que de l'herbe arrachée sur une certaine largeur et une maison « insalubre » qui, dans ses flancs ravagés par le canon, a jadis abrité des hommes, et où l'eau de pluie s'égoutte dans les caves au plafond constellé de trous. La vue, de là, embrasse les tranchées autrichiennes sur les pentes blafardes, et l'on entend les canons autrichiens, qui, cette fois, ne sont pas paresseux, mais ardents et querelleurs. Cependant, de notre côté, on ne répond pas.

— S'ils veulent se renseigner, dit en riant l'officier, ils n'ont qu'à venir voir.

On imagine combien les hommes qui sont derrière ces canons donneraient pour une place dans la voiture qui nous conduit, pendant les quelques heures suivantes, le long d'une autre ligne bien dissimulée...

Autour de nous, le brouillard s'épaissit et noie au loin les montagnes et les masses d'hommes soudain entrevues qui émergent un instant, pour disparaître de nouveau. Nous nous dirigeons vers le sommet jusqu'à la rencontre des brouillards et des nuages, par une route plus raide qu'aucune de celles dont nous nous sommes servis jusqu'ici. Elle aboutit à une galerie de roc où d'immenses canons, prêts à tirer sur un certain point quand une certaine heure sera venue, attendent dans l'obscurité.

— Marchez avec précaution! Il y a par ici un tournant plutôt rapide.

La galerie ouvre sur un espace nu et une chute à pic, à des centaines de pieds, de rocs striés, garnis de touffes de bruyères en fleurs. Au pied du mur, commence la véritable montagne, à peine moins escarpée : plus bas encore, elle s'infléchit en pentes douces qui descendent, par une suite de contreforts ou de monticules, jusqu'aux immenses et antiques plaines situées à quatre mille pieds plus bas. Vers le Nord, les brouillards cachent la vue ; mais on peut suivre à la trace le cours des larges rivières qui descendent vers le Sud, les ombres minces des aqueducs et les silhouettes échelonnées des villes dont chacune a un passé qui, à lui seul, vaut plus que l'avenir de tous les Barbares menant leur tumulte derrière les chaînes qu'on nous montre par les fenêtres de l'observatoire.

L'officier achevait de nous faire l'historique des combats et des bombardements d'une année.

— Enfin, ce point à l'horizon, à droite de cette crête lisse, juste sous les nuages, est une mine que nous avons fait sauter.

A ces mots, le volet du poste d'observation, derrière sa frange de glands de cuir, se ferma doucement : on fait tout sans bruit sur cette terre silencieuse et dure.




X. — LA NOUVELLE ITALIE

Si on laisse de côté l'incroyable labeur qui marque toutes les phases de la guerre italienne, c'est cette dureté qui vous impressionne en toute occasion, depuis la nudité austère du grand quartier du général Cadorna, qui pourrait être un monastère ou un laboratoire, jusqu'à l'endurance du muletier, blanc de poussière, mais sans une perle de sueur, qui grimpe derrière sa bête les rudes échelons du sentier de montagne, ou de la sentinelle isolée qui se couche comme une panthère, collée contre une bosse de rocher, et reste aussi immobile que la pierre, sauf le mouvement de ses cils sur ses yeux.

Rien pour la pompe et l'ostentation, rien pour se faire valoir. « Voici, semble sous-entendre chacun, la besogne que nous faisons. Voici les hommes et les machines dont nous nous servons : tirez vos conclusions vous-même. » Aucune hâte, aucune fièvre, et « l'excitable Latin » de la légende boche n'apparaît pas. On trouve à sa place un système équilibré et souple, que met en œuvre un dévouement passionné; l'ordre et l'économie dans les plus petits détails, avec la même sagesse et la même largeur de vues qui sait verser, quand il le faut, pour défendre les positions, le sang de vingt mille hommes. C'est la manière italienne, sans rien d'inhumain ni d'oppressif, et qui ne prétend pas non plus à la sainteté, mais fonctionne comme le couteau, — doucement et paisiblement, — jusqu'au manche.

Peut-être est-ce à la modération naturelle du peuple et à son existence au grand air, à ses habitudes strictes d'économie et à sa disposition à risquer légèrement sa vie pour des questions personnelles qu'il faut attribuer le développement de ce système; ou bien peut-être s'est-il produit sous le glaive une renaissance de son génie séculaire d'administrateur. Quand on considère le plan d'ensemble de l'œuvre accomplie, on incline à la première opinion; quand on regarde les visages des généraux, ciselés par la guerre en véritables camées de leurs ancêtres, on croit voir se dresser au-dessus d'eux les aigles romaines, et on incline vers la seconde.

Il faut dire aussi que l'Italie compte, en plus grand nombre que la plupart des pays, des hommes revenus avec leur pécule de la République de l'Ouest, pour se réinstaller chez eux. (On les appelle Américanos ) Ils se sont servis du Nouveau Monde, mais c'est l'Ancien qu'ils aiment. Ils exercent une influence étonnamment étendue qui, agissant sur la vivacité de l'intelligence et l'habileté nationale, profite, j'imagine, à l'invention et au talent. Ajoutez à cela la conscience que la nouvelle Italie prend d'elle-même dans ces immenses efforts et ces immenses besoins, — phénomène indéfinissable comme l'aurore, mais qu'on sent comme elle dans l'air, — et vous commencerez à comprendre quelle sorte d'avenir s'ouvre pour cette nation, la plus vieille et la plus jeune de toutes. Avec l'économie, la bravoure, la tempérance et une Idée, on va loin. L'Italie combat maintenant comme toute la civilisation combat, contre ce qu'il y a d'essentiellement démoniaque dans le Boche; et elle le connaît mieux que nous ne le connaissons en Angleterre, parce qu'elle a été son alliée. A cette fin elle donne, sans gaspillage ni parcimonie, tout son effort. Mais elle n'a aucune illusion quant aux garanties nécessaires après la guerre et sans lesquelles sa propre existence ne saurait être assurée. Elle combat pour cela aussi, parce que, comme la France, elle est logique et regarde les faits en face dans toute leur étendue. Elle a de nombreuses difficultés, générales et particulières. Mais l'Italie accepte ces charges et d'autres, exactement dans le même esprit qu'elle accepte les plateaux criblés de trous, l'âpreté des montagnes, l'instabilité des neiges et toutes les épreuves imposées à ses armes. Tout cela est dur, mais elle est plus dure.


Pourtant quel homme peut prétendre à rien juger ? Nous étions dans un hôtel, attendant un train de nuit; un officier parlait de certains vers de d'Annunzio qui ont littéralement eu pour effet de soulever des montagnes dans cette guerre. Il expliquait une allusion qui s'y trouve par une citation de Dante. Un vieux porteur, attendant pour nos bagages, sommeillait ratatiné sur une chaise près de la véranda. A mesure qu'il saisissait la cadence des vers, ses yeux s'ouvrirent, son menton sortit de son plastron de chemise, et il finit par s'asseoir comme un petit faucon sur un perchoir, attentif à chaque vers, son pied battant doucement la mesure.

Rudyard Kipling.

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