F.B. D’AVRICOURT – UN CHEMIN DE
FER AU PEROU A TRAVERS LA CORDILLERE DES ANDES
(Article publié dans la Revue des
Deux Monde – 1er Janvier 1874)
En France,
notre attention se porte trop rarement au-delà de l'Océan; la situation
matérielle des républiques de l'Amérique latine est à peu près ignorée chez
nous. Ainsi l'on a bien entendu parler des mines du Pérou, on sait vaguement
qu'il nous fournit le guano que l'agriculture emploie depuis une vingtaine
d'années; mais l'on s'est peu soucié de savoir s'il présente d'autres
ressources et les moyens de les mettre en valeur. L'honneur d'avoir signalé ces
ressources reviendra tout entier au gouvernement prévoyant et réparateur qui a
récemment lancé un appel aux travailleurs de toutes les nations en leur offrant
sur le sol péruvien des éléments de fortune comme peu de pays en pourraient
fournir. Il ne suffisait pas pourtant d'appeler l'émigration en faisant luire à
ses yeux le mirage de richesses devenues proverbiales, il fallait pouvoir la
conduire aux lieux de production et assurer l'écoulement du travail par des
voies de communication nouvelles. L’effort a été tenté avec une persévérance
que n'ont point arrêtée des obstacles naturels qu'on pouvait croire
insurmontables, un puissant élan a été donné à la construction des chemins de
fer, et la chaîne des Andes est sur le point d'être franchie à 5 000 mètres
d'élévation. Ce ne sont point là des travaux ordinaires, et nous avons pensé
qu'il y avait intérêt à les faire connaître; toutefois un coup d'oeil rapide
sur le territoire du Pérou, sur la nature de ses productions et sur l'état
social du pays sera nécessaire pour faire apprécier l'importance de ces
travaux, les difficultés vaincues, celles qui restent à vaincre, et qui
retardent de quelque temps encore le commencement d'une ère nouvelle pour le
pays.
I.
Le Pérou,
situé entre le 3e et le 22e degré de latitude sud, est
traversé dans toute sa longueur par la Cordillère des Andes, qui le divise en
deux parties fort inégales. Du côté qui regarde le Pacifique règne sur une
faible largeur une région sablonneuse, coupée à intervalles assez rares par des
vallées plus ou moins cultivées et n'offrant dans, son ensemble qu'un pays
aride, voilé les trois quarts de l'année par un épais brouillard. Il semble que
la nature, imitant en cela les soins jaloux d'un avare, ait semé la désolation
sur cette contrée pour dérober à la cupidité humaine les incomparables
richesses qu'elle renferme. De l'autre côté de la Cordillère au contraire se
déploie dans toute sa beauté l'admirable bassin de l'Amazone avec les grands
affluents qui l'arrosent. Tandis que vers le Pacifique les rares cours d'eau
encaissés entre les parois des montagnes roulent une eau torrentielle qui les
rend impropres à la navigation, à l'est les tributaires de l'Amazone, l’Ucayali,
et plus haut le Rio Tambo et l'Apurimac, grossis eux-mêmes de nombreux
affluents et débarrassés dès le 11e degré des bas-fonds ou des
rochers qui encombraient ou resserraient leur lit, roulent à travers des forêts
immenses leurs eaux limpides et profondes.
Entre ces deux
régions si différentes d'aspect se dresse, avec ses crêtes dentelées, ses
volcans et ses sommets neigeux, dont quelques- uns atteignent 6 700 mètres
d'élévation, la chaine des Andes, tantôt unique et présentant à son sommet une suite
de plaines accidentées couvertes de maigres pâturages, tantôt se dédoublant en
plusieurs chaînes parallèles et formant des vallées profondes, prodigieusement
fertiles, entre lesquelles s'écoulent, en remontant vers le nord, l'Amazone et
son affluent le Rio Huallaga, puis en descendant vers le sud jusqu'au lac de
Titicaca, des cours d'eau de
moindre importance qui arrosent les hauts plateaux. En résumé, si l'on avance
vers l'intérieur en partant du Pacifique, on parcourt à vol d'oiseau de 10 à 30
lieues dans cette plaine nue que baigne l'Océan et qu'on appelle la côte, puis on rencontre la chaîne parallèle des Andes
avec ses plateaux et ses vallées, désignée sous le nom de la sierra,
enfin la montana, c'est-à-dire
cette région élevée, montagneuse et boisée qui incline vers l'est et regarde la
frontière du Brésil.
On comprend
tout de suite les inconvénients qui résultent à plus d'un point de vue d'une
semblable situation géographique : la mer étant la route par laquelle arriva la
conquête espagnole, le littoral était naturellement le point d'appui des
premiers établissements, et cette partie du pays est précisément la moins
favorisée sous le rapport topographique. Les rivières ne sont que des torrents
dont les eaux seules peuvent être utilisées pour l'irrigation des vallées. La
double chaîne des Andes, dont les hautes cimes s'abaissent rarement à moins de
3 000 mètres , formait une barrière difficile à franchir pour gagner les riches
contrées de l'intérieur, arrosées par de nombreux cours d'eau dont la profondeur,
offrant à la navigation une voie facile et sûre, eût permis d'exporter les
produits vers l'Europe en débouchant par le bassin de l'Amazone dans
l'Océan-Atlantique. Aussi cette contrée est-elle restée jusqu'à nos jours le
domaine exclusif des populations sauvages qui l'habitent. L'Amazone même, qui
prend sa source dans la sierra, à moins de 30 lieues de Lima, vers le 10e degré de latitude, ne pouvait fournir à
sa naissance une voie navigable pour transporter les produits des mines qu'il
traverse. Le pays s'est donc trouvé dès le principe privé de ce qui pouvait
former son plus clair revenu, — je veux parler de ses forêts, comme aussi des
richesses agricoles, dont les plus belles parties gisent enfermées dans les
vallées de la Cordillère. On sait que c'est l'agriculture, plus encore que les
mines d'or, qui a fait de nos jours la fortune de la Californie.
Il est
cependant peu de pays dans le monde où la nature se soit montrée aussi
prodigue. La côte, dont l'aspect désolé produit une si désagréable impression
sur le voyageur qui arrive au Pérou, la côte elle-même n'est point aussi aride
ni aussi déshéritée qu'on pourrait le croire au premier abord : ce sable, en
apparence si ennemi de toute végétation, est au contraire une terre vierge qui,
sans engrais d'aucune sorte, rend au centuple ce qui lui est confié lorsqu'on
peut y conduire un peu d'eau. Cette remarque n'avait point échappé à
l'attention des premiers conquérants, et, bien qu'à celte époque la recherche
de l'or fût à peu près l'unique préoccupation des esprits, les premières villes
qui s'élevèrent sur le littoral furent précisément bâties au débouché des
vallées, qui marquaient, il est vrai, la route pour remonter aux mines de la
sierra, mais dont les champs, irrigués avec une rare habileté par les travaux
des Incas, devaient suffire pour alimenter cette population nouvelle, que le
commerce maritime mettait à l'abri des autres besoins de la vie, — villes de
boue sans doute qu'une pluie ferait fondre et qu'un orage emporterait, mais
qu'un climat exceptionnel met à l'abri de ces dangers, car il ne pleut jamais
sur cette côte , où le froid comme le chaud sont également inconnus. Telle est
la situation de Lima et de son port, le Callao, qui semble appelé dans un
avenir prochain à prendre une bien plus grande importance.
Au point de
vue agricole, la côte fournit abondamment le riz, le coton, la canne à sucre.
Cette dernière industrie surtout a pris depuis quelques années un développement
considérable qui va s'augmentant chaque jour. Depuis mon arrivée au Pérou, j'ai
eu l'occasion de visiter quelques-unes des haciendas où l'exploitation de la
canne se pratique sur la plus grande échelle, et j'ai pu constater les
résultats obtenus spécialement dans le département de Lima. Au sud dans la
vallée de Canete, dans celle de Lurin, au nord dans la vallée de Huacho, dans
celle de Chancay, la canne pousse avec une vigueur dont la végétation des
Antilles donne à peine une idée. Coupée après dix-huit mois ou deux ans, elle
rend au bout du même temps une seconde récolte presque aussi riche que la
première; dans certains terrains, elle peut fournir jusqu'à huit ou dix
récoltes et même davantage, sans qu'une nouvelle plantation soit jugée
nécessaire. On admet qu'une fanegada., qui contient environ 3 hectares, donne
une récolte estimée à 4000 ou 5000 piastres, c'est-à-dire de 16000 à 20000
francs, La coupe ayant lieu au plus long terme tous les deux ans, on peut fixer
le revenu annuel à la somme de 3000 ou 4000 francs par hectare! Il faudrait
bien se garder de prendre ce chiffre comme base pour l'estimation de la valeur
du sol, car c'est bien plus dans la valeur de la plantation que dans celle de
la terre elle-même que réside cet énorme revenu. C'est au nord du Pérou
surtout, dans le département de Libertad, que l'industrie de la canne s'est le
plus développée : on parle d'une usine nouvellement installée qui fabriquerait
jusqu'à 800 quintaux par jour. Sans aller aussi loin, à la porte de Lima, dans
la vallée du Rimac, l'hacienda de Candivilhà peut donner 500 quintaux par jour;
celle de Palpa, un peu plus éloignée dans la vallée de Chancay, fabrique
journellement de 600 à 700 quintaux. Actuellement le quintal de sucre vaut 28
francs, c'est donc par jour un revenu brut qui varie de l4000 à 19000 francs,
suivant le rendement de la canne, et, comme la végétation ne subit aucun arrêt,
la fabrication n'étant point interrompue, on arrive aux chiffres fabuleux de
3600000 francs et 4900000 francs pour 250 jours, qui représentent la moyenne du
temps consacré au travail pendant une année. Ce résultat, qui peut paraître
exagéré, est par le fait plutôt inférieur à la réalité.
Le riz se
cultive avec succès sur tout le littoral, particulièrement dans les provinces
de Chiclayo, Lambayeque, Santa, et aux environs de Trujillo. Au contraire la culture
du coton, favorisée par un climat exceptionnellement doux et régulier, semble
appelée à moins d'avenir, probablement à cause des grands soins qu'elle demande
et des risques qu'elle fait courir. On a vu des plantations rendre jusqu'à 3
kilogrammes par pied; mais l'espèce la plus cultivée, c'est le coton d'Egypte,
dont la valeur est à peu près la même (de 90 à 100 francs le quintal) : il ne
donne que la moitié du produit que fournit le coton du pays ; on le préfère
pourtant , car les risques sont beaucoup moindres, et les soins qu'il exige
sont infiniment moins coûteux. Le coton de Sea-Island, qui forme une troisième
variété, se cultive aussi avec facilité et a une valeur plus que double de
celle des deux autres; par contre il rend à peine 150 grammes par pied. On se
trouve ainsi ramené aux conditions ordinaires de la culture du coton aux
Antilles, au Brésil et sur tous les autres points du continent américain. M.
l'amiral Dupetit-Thouars s'est donc gravement trompé lorsqu'en 1837 il
prédisait à l'industrie cotonnière au Pérou un si brillant avenir; en général
ses appréciations sont fort inexactes. N'oublions pas la vigne, qui vient avec
abondance aux environs de Pisco et donne un fort bon vin et des alcools
estimés; le cacao, qui se récolte encore dans la campagne de Cuzco, produit le
meilleur chocolat du monde.
Le climat plus
froid des plateaux de la sierra nous offre les céréales de nos contrées, le
blé, l'orge, l'avoine, la pomme de terre. Tandis que le Pérou va demander au
Chili les grains nécessaires à sa subsistance, la vallée de Jauja, qui pourrait
être le grenier du pays, voit périr sur pied, à 40 lieues de Lima, l'excès de
ses moissons, faute de débouchés. De l'autre côté des Andes, dans cette contrée
sauvage qu'on appelle la montana, les
arbres de toute essence, le cèdre, l'acajou, le palissandre, la cascarilla,
dont l'écorce fournit le quinquina, tous les bois les plus précieux se pressent
et s'étouffent les uns les autres sous l'ardente action de la végétation
tropicale. Une seule de ces forêts ferait en Europe la fortune d'un état : le
Pérou, loin de pouvoir en profiter, va chercher à San-Francisco les bois dont
il a besoin pour l'édification de ses maisons et la construction de ses chemins
de fer.
Faut-il,
hélas! parler des mines du Pérou? Les mêmes mines qui, de l'année 1780 à
l'année 1789, donnèrent à l'Espagne 184 millions de francs, produisent
aujourd'hui une quantité de métal à peine suffisante pour les besoins de la
monnaie. Elles existent toujours cependant, ces 70 mines d'or, ces 884 mines
d'argent, ces mines de mercure de cuivre et de plomb, qu'exploitait avec tant
de succès en 1791 l'ancienne vice-royauté du Pérou; malheureusement pendant les
événements qui précédèrent ou suivirent la guerre de l'indépendance les travaux
furent à peu près abandonnés; l'eau envahit à la longue les puits et les
galeries souterraines, forées du reste avec peu de soin, et d'immenses travaux
seraient aujourd'hui nécessaires, ainsi que des appareils de pompe dont on ne
peut disposer, pour rendre à l'industrie les incalculables richesses que
recouvre cette épaisse nappe liquide. Les mines d'argent, qui sont les plus
nombreuses, se rencontrent un peu sur tous les points die la sierra, mais
particulièrement dans le district de Huaraz, et surtout au Cerro de Pasco, à
4000 mètres au-dessus du niveau de la mer. On s'explique dès lors facilement
les difficultés qu'il y aurait à transporter à une semblable hauteur, à dos de
mulets et à travers des chemins impraticables, des appareils d'un poids énorme.
De bonnes voies de communication permettraient seules de surmonter les
obstacles opposés par la nature à l'extraction des métaux.
Les richesses
minérales ne sont pas moins abondantes : le salpêtre, la houille, le pétrole,
ne demandent que des bras pour être exploités; mais on se heurte dès le
principe aux mêmes difficultés. Toutefois les salines de la province de
Tarapaca dans le sud, dont le sol n'est qu'une immense salpêtrière, — dans le
nord, le pétrole, que l'on rencontre dans la province de Piura à peu de profondeur,
sont d'une exploitation facile grâce au voisinage de la mer. Le charbon est
plus éloigné, les gisements les plus importants sont situés sur les plateaux de
la sierra mais il s'en trouve aussi sur des points plus rapprochés; le district
de Huaraz par exemple, qu'un chemin de fer aujourd'hui presque terminé va
mettre en communication directe avec la mer, en contient en assez grande
quantité, et les échantillons sont d'une qualité bien supérieure aux produits
que l'on a commencé à tirer du Chili depuis quelques années. Quoi qu'il en
soit, jusqu'à présent le charbon qui se consomme dans tout le Pérou et sur la
côte du Pacifique vient presque entièrement d'Angleterre par les navires à
voiles qui doublent le cap Horn, et le prix en atteint, suivant les besoins,
des proportions à peine croyables. Chargée à bord dans les ports d'Angleterre,
la tonne de charbon coûte au maximum 8 piastres, c'est-à-dire 30 francs;
débarquée au Callao, elle est vendue dans une moyenne qui varie de
20 à 30 piastres (de 80 à 120
francs); la valeur a donc triplé et quelquefois quadruplé.
Bien qu'elle
n'ait rien à faire avec la question des chemins de fer ni même avec les voies
de communication, je ne puis passer sous silence dans cette revue des richesses
du Pérou celle de ses ressources qui forme aujourd'hui à peu près le seul
revenu de l'état comme aussi l'unique nantissement offert pour gage à ses
créanciers. Je veux parler du guano, dont les couches épaisses, répandues à la
surface du sol dans des îles situées à une faible distance de la côte, sont
d'une exploitation bien facile, puisqu'il suffit de bras pour les prendre et de
navires pour les charger. Cette mine d'une nouvelle espèce, — car elle n'est
autre chose qu'un dépôt de fiente d'oiseaux de mer, aujourd'hui chassés par le
mouvement des nombreux bateaux qui sillonnent la côte dans tous les sens, —
n'était point ignorée des anciens Incas, qui l'employaient avec succès pour
leur agriculture. L'usage s'en était perdu lorsque M. de Humboldt, visitant le
Pérou en 1804, eut l'idée d'en envoyer quelques échantillons aux chimistes
français Fourcroy et Vauquelin pour les analyser. On fit alors peu d'attention
à cette découverte, et, lorsque trente ans plus tard un autre chimiste
français, M. Cochet, voulut en propager l'usage, il fut à peu près traité de
fou. Cet homme, qui a fait à lui seul la fortune d'un état, est mort, il y a
quelque mois, pauvre et ignoré, dans un hôpital de Bordeaux. Sa découverte ne
fut pas perdue cependant; depuis vingt-deux ans, le Pérou a tiré comme 75
millions annuels environ de la vente de cet engrais. Dès 1842, le commerce du
guano avait commencé à lui rapporter des sommes importantes, et dans ces
dernières années les produits de la vente ont atteint jusqu'à 90 millions de
francs. Lorsque les gisements des îles Chinchas furent épuisés, on alla
chercher ceux des îles Guanape; il en existe d'autres sur différents points de
la côte qui pourront être exploités plus tard, et, quoique moins riches en
matières ammoniacales fertilisantes, ces dépôts assurent au Pérou un revenu
certain pour plus de dix années encore. Les engrais chimiques que l'on fabrique
maintenant en Europe pourraient, il est vrai, faire au guano une concurrence
sérieuse; mais le Pérou trouve encore son compte dans cette concurrence même.
En effet, si le phosphate de chaux que fournit en abondance le vieux continent
est un des éléments essentiels à cette composition, les nitrates, qui manquent
en Europe et que l'on rencontre ici à l'état presque pur dans la province de
Tarapaca, n'en sont pas moins un des éléments indispensables. Cette nouvelle
source de revenus n'est donc pas près de disparaître, et le gouvernement, qui
l'a compris, n'a pas manqué de décréter cette année le monopole du salpêtre.
Tel est le
tableau des richesses que renferme ce merveilleux pays, richesses agricoles,
richesses forestières, métallurgiques, minérales, tout enfin, car rien n'y
manque qu'une population de travailleurs assez nombreuse pour les mettre en
valeur. Malheureusement l'indépendance, en apportant au Pérou une ombre de
liberté, n'a point développé dans la nation, comme au Chili, le goût du
travail, qui est la première condition de l'existence d'un peuple. La
découverte du guano, qui eût pu fournir l'instrument le plus actif de la
régénération du pays, puisqu'elle mettait aux mains du gouvernement le levier
puissant du crédit, lui fut au contraire fatale. On crut ne voir jamais la fin de cette fortune tombée du
ciel; l'argent fut dépensé comme à plaisir, jeté au hasard dans les entreprises
les plus folles, et, quand il n'y en eut plus, on engagea l'avenir pour en
trouver encore. Aussi la nation, n'ayant point été élevée à l'école du travail
par la nécessité, habituée bien vite à un gaspillage effréné qui est passé dans
les mœurs de toutes les classes, s'est trouvée tout à coup sans ressources, par
conséquent sans crédit, face à face avec une dette de 1 milliard et une
population qui n'atteint pas 3 millions d'habitants, dont beaucoup vivent à
l'état sauvage.
Si nous
arrêtons nos regards sur les conditions sociales du pays, nous trouvons au
premier chef la race blanche, descendant des conquérants et beaucoup moins
mêlée qu'on ne le pense généralement aux races du pays. Longtemps tenue à
l'écart des affaires par la jalousie de l'Espagne, qui lui préférait des
citoyens qu'elle envoyait de la mère-patrie, cette classe eût pu marquer son
avènement au pouvoir par de sages institutions et prouver ainsi qu'elle était
mûre pour cette liberté qu'elle venait de conquérir au prix de son sang. Il
n'en fut point ainsi; la soif du pouvoir pour les uns, celle des richesses et
des pensions pour les autres, ont plongé le pays dans un état de révolution
permanente où le despotisme militaire le plus absolu s'associait à l'ignorance
la plus crasse. La dernière crise, il est vrai, semble avoir voulu faire
justice de ces abus; mais pourrait-on garantir que la bonne volonté du pouvoir
ne se heurtera pas contre la rancune des intérêts blessés?
Les cholos,
c'est-à-dire le peuple ou la race indienne primitive plus ou moins abâtardie
sur la côte par son commerce avec les blancs et les noirs, sembleraient devoir
former une classe de travailleurs; mais, abrutis par une civilisation dont ils
ont pris tout le mal sans en saisir les bienfaits, ils constituent au contraire
une race vicieuse et inintelligente qui n'est d'aucun secours. Dédaignant les
travaux des champs, tout au plus cultivent-ils quelques jardins aux environs
des villes : les uns préfèrent les emplois de la domesticité dans les grands
centres, qui offrent des aliments plus faciles à leurs débauches; les autres,
remontant vers les villages de l'intérieur, vivent au jour le jour, pauvres,
mais sans besoins, préférant le toit qui les abrite et la part qui leur revient
dans la communauté des biens de leur pueblo à l'amélioration de leur condition
par le travail. Les noirs, beaucoup plus intelligents et plus robustes,
pourraient fournir à l'agriculture les bras dont elle manque; malheureusement
cette race a presque disparu du pays depuis l'abolition de l'esclavage. On en
rencontre encore dans les grandes villes du littoral, où ils se livrent à
différents métiers; ils font en général de bons majordomes, que l'on emploie à
la direction des travaux dans les haciendas; néanmoins il n'y a pas là, on le
comprend, des éléments suffisants pour répondre aux besoins du pays. C'est à
l'émigration asiatique que l'agriculture a dû s'adresser, et depuis une
quinzaine d'années l'importation des Chinois a pris des proportions qui
pourraient paraître inquiétantes pour l'avenir du pays, si les maladies, les
pénibles travaux auxquels ils sont assujettis, quelquefois les mauvais
traitements, n'en ravissaient pas un si grand nombre à l'industrie qui les
exploite. Plus de dix mille chaque année débarquent au port du Callao, dont
bien peu reverront jamais leur patrie, car au bout de huit années d'un contrat
qui n'est au fond qu'un véritable esclavage il ne leur reste guère d'autres
ressources que de s'engager à nouveau, mais cette fois librement. D'un
caractère doux et résigné, ils sont d'ailleurs faciles à gouverner, et leur intelligence,
qui se plie à tous les genres de travaux, les rend d'un précieux secours pour
assurer les divers services que nécessite une vaste exploitation industrielle
et agricole.
En résumé,
malgré l'état social du pays, qui a été jusqu'à présent le principal obstacle
au développement de ses ressources, on peut affirmer que sous un gouvernement
fort, reposant sur la loi et non point sur le sabre, comme il est arrivé trop
souvent, le Pérou ne tarderait point à prendre le premier rang parmi les
républiques de l'Amérique latine. La richesse du sol, la douceur du climat,
semblent appeler l'émigration étrangère, qui, habilement attirée, sagement
conduite, trouverait facilement des éléments de fortune dont le pays
bénéficierait lui-même. Aujourd'hui que la condition essentielle, celle du
gouvernement, semble résolue dans son sens le plus favorable, il nous reste à
faire connaître les travaux dont ce gouvernement poursuit l'exécution au prix
des plus grands sacrifices; la hardiesse même de la conception est en rapport
avec le but qu'il se propose, celui de la régénération d'un peuple par le
travail.
II.
On comprendra
maintenant l'utilité qu'il y aurait à établir de bonnes voies de communication,
comme aussi l'écueil, moral plus encore que physique, contre lequel devait se
heurter toute tentative sérieuse. Le Pérou n'avait point pour lui l'exemple du
passé : la domination espagnole n'avait rien fait sous ce rapport, et lorsqu'on
1825 le pays se trouva tout à coup maître de ses destinées, il ne se
rencontrait pas dans toute l'étendue de la république une seule route
carrossable. Le régime de la liberté ne fut pas plus fécond, et il faut
attendre jusqu'aux premiers mois de cette année même pour trouver entre le
Callao et Lima la première route livrée à la circulation des voitures. Sur la
côte et à la porte même de la capitale, il n'y a d'autres chemins que des
routes de sable où quelques charrettes peuvent encore circuler; mais, si l'on
s'écarte un peu, le chemin se transforme bientôt en un sentier qui n'est plus accessible
qu'aux seules mules de charge. Dans la sierra, c'est encore bien autre chose :
les transports s'opèrent à dos de mules ou de lamas, et je sais, pour les avoir
éprouvés, les embarras sans nombre, je pourrais dire les dangers qu'occasionne
une rencontre avec un convoi de ce genre. Les animaux marchent l'un derrière
l'autre à la file indienne; le maximum de la charge du mulet est de 150
kilogrammes et du lama de 50 kilogrammes seulement. Or, depuis que le Pérou
existe, il n'y a jamais eu d'autre moyen de transport ni d'autres
communications avec les différents points de la côte et ceux de l'intérieur.
Peut-on s'étonner dès lors du prix exorbitant atteint par certaines choses?
Ainsi le fret d'une tonne de marchandise arrivant d'Europe se paie une cinquantaine
de francs, lorsqu'il faudrait donner jusqu'à 500 francs pour tirer le même
objet à 50 lieues de Lima. Quant aux voies de navigation fluviale, il n'y
fallait point penser; le simple examen de la carte suffit pour s'en convaincre
, et l'on a peine à croire qu'un esprit sérieux ait jamais pu concevoir un
projet de canal « qui, partant du Pacifique, devait aboutir à l'un des
affluents de l'Amazone.» Il ne faut pas oublier en effet qu'entre les points
navigables de l’Amazone ou de l'un de ses affluents, s'il s'en trouve
quelques-uns qui ne soient guère distants de plus de 60 lieues du Pacifique, il
reste à franchir la chaîne des Andes et 5000 mètres d'élévation.
Cette jonction
se fera pourtant, elle est même aujourd'hui en pleine voie d'exécution, mais c'est
au moyen d'un chemin de, fer qui, partant du port du Callao, escalade les
pentes des Andes à des hauteurs inabordées jusqu'alors pour redescendre ensuite
dans le bassin de l'Amazone. Nous allons essayer de décrire les travaux de
cette ligne, qu'il nous a été donné de parcourir à deux reprises différentes
jusqu'aux points qu'elle doit atteindre un jour : ce n'est pas exagérer que
d'affirmer qu'elle est l'œuvre la plus colossale qui ait été jusqu'ici tentée
dans ce genre, l'une de ces entreprises qui immortalisent un homme et un peuple
lorsqu'elles peuvent être menées à bonne fin.
Le Pérou, qui
n'avait pas une route carrossable jusqu'à nos jours, possédait depuis 1848 deux
lignes de chemin de fer de 10 à 15 kilomètres environ chacune et unissant la
capitale au port du Callao et aux bains de mer de Chorillos, Si la première
avait son utilité, la seconde était purement une ligne de plaisance; toutes
deux furent cependant pour les capitalistes qui l'entreprirent une excellente
opération. Après vingt années, l'entreprise fut cédée à la compagnie anglaise
qui l'exploite aujourd'hui avec avantage pour la somme de 15 millions de
francs, et la maison qui servit d'intermédiaire à cette transaction put encore
réaliser un bénéfice de 5 millions de francs sur un ouvrage dont les frais de
premier établissement n'avaient pas dépassé 4 millions. Quoi qu'il en soit, on
en était resté là, et jusqu'en 1869 l'idée de nouvelles voies ferrées semblait
complètement abandonnée, lorsque l'arrivée au Pérou d'un capitaliste américain,
M. Henry Meiggs, bien connu sur la côte du Pacifique et au Chili, où il avait
construit le premier chemin de fer entre Valparaiso et Santiago, vint changer
la face des' choses. Déjà des plumes autorisées, celle de don Manuel Pardo,
aujourd'hui président de la république, celle aussi de M. Malinowski, sous la
direction duquel devait s'exécuter plus tard le premier railway transandin ,
avaient signalé au gouvernement l'utilité de nouvelles voies ferrées ralliant
la côte aux riches contrées de l’intérieur. Dès 1859, M. Malinowski exposait au
général Castilla, alors président du Pérou, que ces voies étaient la condition
vitale et indispensable de l'avenir du Pérou; mais le général Castilla était
absorbé par les préoccupations de sa politique, et, lorsqu'on 1868 le général
don Pedro Diaz Cameco, qu'une révolution venait de placer à la tête des
destinées du pays, rendit une loi pour l'étude des différents chemins de fer
intéressant la république, sa courte apparition au pouvoir fut bientôt suivie
du régime le plus néfaste par lequel un pays ait jamais passé. L'esprit borné
et l'administration corrompue du colonel Balta firent de ce qui devait être le
salut du pays l'instrument même de sa ruine. Le remède fut pire que le mal. On
voulait des chemins de fer en moins de quelques mois; sans se préoccuper des
ressources dont on pouvait disposer ni de l'utilité qu'ils pouvaient avoir, on
en décréta une dizaine qui tous plus ou moins furent immédiatement entrepris
pour le compte de l'état. Un budget équilibré de 150 millions de francs, et
dont les recettes provenaient pour les deux tiers des revenus épuisables du
guano, se trouva de la sorte grevé tout à coup d'un passif excédant un
demi-milliard, auquel il fallut faire face par des emprunts. C'est là l'origine
des lourdes charges qui pèsent aujourd'hui sur le pays et menacent de paralyser
à jamais ceux de ces importants travaux qui étaient réellement utiles.
Le principal
de ces railways, le seul peut-être qui méritait un sacrifice aussi grand,
c'était, comme nous l'avons dit, le chemin de fer central transandin. A la
construction de cette ligne se rattache en effet, en dehors des intérêts
commerciaux, un intérêt politique de premier ordre. Les principales richesses
du Pérou, celles qui forment pour lui les véritables garanties de l'avenir,
résident de l'autre côté des Andes. Là, sous un climat délicieux, l'émigration
étrangère semble appelée à un degré de prospérité dont ceux qui, comme nous,
ont visité ces contrées peuvent seuls se rendre compte; mais, si ces provinces
restent isolées de la côte, n'est-il pas naturel que peu à peu, le centre de
leurs intérêts se trouvant déplacé, elles ne tardent plutôt à se rapprocher du
Brésil, vers lequel les conduit le plus beau bassin fluvial qui se rencontre
dans le monde ?
Lorsque furent
mis à l'étude les différents tracés, l'importance de Lima, capitale de la
république, et du Callao, son principal port, mettait hors de discussion le
point de la côte par où devaient s'exécuter les travaux de la ligne. Trois
vallées convergent vers ce point, et appelèrent l'attention des ingénieurs,
c'étaient celles de Chancay, du Rimac et de San-Damian, toutes trois également
fertiles et reliant la côte à des points importants : la première mène en
droite ligne au Cerro de Pasco, qui est un centre minier fort riche, un lieu
d'activité et de production qui ne peut que gagner; la seconde conduit plus
directement au Chanchamayo, pays aujourd'hui peu connu, mais dont j'ai pu
constater l'incroyable richesse forestière et agricole ; la troisième aboutit à
la vallée de Jauja. L'hésitation était permise, on s'arrêta au tracé qui
offrait en somme le plus d'avantages réunis, à la vallée du Rimac, qui, placée
entre les deux autres, permettait à un moment donné de joindre le Cerro de
Pasco et Jauja par deux lignes transversales partant de la Oroya, au faîte même
de la Cordillère. Le tracé du Rimac par la Oroya était d'ailleurs le plus
direct, et aussi au point de vue technique le plus avantageux pour
l'établissement d'une voie ferrée. II faut considérer en effet que, pour gagner
une hauteur de près de 5000 mètres sur un développement qui ne dépasse pas 30
lieues, il est nécessaire de faire d'assez grands détours , que par conséquent
la vallée la plus large offre plus de facilités pour les travaux; d'autre part,
une pente maximum de 4 pour 100 et de courbes minimum de 150 mètres de rayon
peuvent être admises pour les machines perfectionnées que l'on possède
aujourd'hui, lesquelles permettent de traîner dans ces conditions un train de
100 tonnes avec une vitesse de 13 kilomètres à l'heure; mais excéder cette
limite, c'était s'exposer à des frais de traction trop considérables pour une
exploitation productive. A tous ces points de vue, la vallée du Rimac était
préférable; moins large, il est vrai, que celle de San-Damian, elle présentait
une pente plus régulière, évitait par conséquent le percement de trop longs
tunnels, et dans la vallée de Chancay, plus étroite que les deux autres, on eût
rencontré dans la partie la plus élevée, à Huactapunco, Huampon et Vichaycocha,
des cascades et des pentes insurmontables.
Le système
Fell, inauguré alors en Europe sur le Mont-Cenis, eût permis de parer en partie
à ces inconvénients ; il avait aussi l'avantage de coûter moins cher, de se
construire plus vite, et d'admettre des pentes de 8 pour 100 avec des courbes
plus fortes; toutefois ce système était encore peu connu, les avantages n'en
étaient pas encore bien démontrés, les dérangements étaient fréquents, et les
frais d'exploitation assez élevés. Au Pérou d'ailleurs, à cette époque, on
regardait peu à l'argent; la ligne centrale transandine semblait appelée à
beaucoup d'avenir; il suffit que le système ordinaire, avec une seule voie et
des rails ayant 1 mètre 44 centimètres d'écart, ne fût pas jugé impraticable
pour qu'il fût adopté. Il le fut en effet, et le 22 décembre 1869 M. Henry
Meiggs voyait, par un double décret du colonel Balta, ses propositions
acceptées pour la construction des deux premiers chemins de fer transandins de
Puno et de la Oroya. Pour ce dernier, qui nous occupe seul, le gouvernement
péruvien accordait 27 millions de solis (136 millions de francs), payables en
bons du trésor, l'admission en franchise de tout le matériel nécessaire à la
route, l'autorisation de faire venir des travailleurs de l'étranger, et l'usage
gratuit des terrains appartenant à l'état que la voie devait traverser; une
semaine plus tard, en janvier 1870, eut lieu la pose de la première pierre qui
marquait le moment où devait courir le délai de six années accordé pour la
construction de la ligne. Depuis cette époque, le temps n'a pas été perdu; de
8000 à 12000 travailleurs, Chiliens ou Chinois pour le plus grand nombre, sont
occupés nuit et jour au percement de cette voie, dont plus d'un tiers est déjà
livré à la circulation. Les terrassements sont achevés d'un point extrême à
l'autre et prêts à recevoir les rails; l'établissement des ponts, le percement
des tunnels dans la partie intermédiaire, qui sont l'œuvre capitale du tracé,
sont commencés sur plusieurs points, et l'on peut espérer que le 21 juillet
1876 le Pérou pourra célébrer le cinquante-troisième anniversaire de son
indépendance par l'inauguration de ce chemin de fer.
La ligne
commence au Callao, et n'offre rien de remarquable dans sa première section
jusqu'à Lima. C'est un espace de 10 kilomètres environ que l'on franchit dans
les conditions normales d'un chemin de fer ordinaire. Depuis Lima jusqu'à
San-Pedro-Maura, on remonte la rive gauche de la rivière et on s'élève
insensiblement en se soumettant aux exigences du terrain; la vallée est large
d'ailleurs et fort bien cultivée. Jusque-là, la pente n'a pas dépassé 2 1/2
pour 100; mais depuis San-Pedro-Maura l'inclinaison de la vallée est telle
qu'elle exige déjà la pente maximum de 4 pour 100, ou seulement de 3 pour 100
dans les courbes, dont le rayon ne peut être moindre de 120 mètres. On arrive
ainsi jusqu'à Coca-Chacras sans remarquer autre chose que les chacras et
haciendas situées à droite et à gauche dans la vallée, deux ou trois misérables
villages, et plus loin, de chaque côté, les crêtes désolées des montagnes
adjacentes. A San-Bartholomé, station située un peu plus haut, la vallée est
devenue tellement étroite qu'il n'y a plus guère place que pour le lit de la
rivière et quelques terrains formés d'alluvion. Tandis que les nombreux convois
de mulets et de lamas suivent sur la droite l'étroit sentier pratiqué sur les
flancs mêmes de la montagne, le train, revenant sur ses pas, escalade les
pentes de la rive gauche et arrive par un détour à la station de Huco, située à
10 kilomètres plus loin. Le Rio-Rimac présente en effet en cet endroit une
pente bien supérieure à 4 pour 100, et si l'on eût persisté à en suivre le
cours, la voie se fût inévitablement noyée dans la rivière sans qu'il fût
possible d'utiliser plus loin les collines latérales. C'est dans ce même trajet
que l'on rencontre les premiers travaux d'art : d'énormes tranchées, dont l'une
ne mesure pas moins de 30 mètres de profondeur, de nombreux murs de soutien
rendus nécessaires par l'escarpement des pentes, plusieurs tunnels, surtout le
fameux viaduc de Verrugas, le plus haut qui existe au monde, puisqu'il me- sure
sur une longueur de 175 mètres une hauteur de 90 au centre. Il repose sur trois
piliers verticaux de 50, 55 et 76 mètres d' élévation, s'appuyant eux-mêmes sur
une base construite en granit et en ciment de Portland, disposés de façon que
la plus grande distance entre les points extrêmes de support ne dépasse pas 38
mètres. Ce pont, entièrement en fer et d'un poids total de 600 tonnes, est venu
par morceaux d'Amérique, où il a été forgé.
A Surco
s'arrête aujourd'hui la partie de la ligne livrée à la circulation régulière
des trains; mais elle atteindra bientôt le village de Mantucana, situé à 5
kilomètres plus haut. Déjà en partant de Surco la chaussée est descendue au
niveau de la rivière, qu'elle traverse en cet endroit par un pont de 60 mètres
de long. Ici se présentent de nouvelles difficultés résultant de la différence
considérable de niveau qui existe pour une distance fort courte entre les deux
villages. Il a fallu traverser deux fois encore la rivière au moyen de deux
ponts, dont l'un, celui de Challapa, n'est pas moins remarquable que celui de
Verrugas; il a une longueur de 108 mètres, et l'arche du milieu, s'appuyant sur
deux piliers de fer, laisse passer sous une travée de 58 mètres le cours
torrentiel du Rimac. Ces ponts, construits en France par la maison Eifel et
compagnie, font honneur à notre industrie métallurgique. De la sorte, au moyen
d'un zigzag que favorisent fort heureusement deux petites vallées latérales
situées l'une vis-à-vis de l'autre, la chaussée gagne Mantucana par un gracieux
détour, se trouvant encore une fois au niveau de la rivière. La vallée est plus
large eu cet endroit; pendant quelque temps, la pente disparaît, et la ligne
peut décrire tout à son aise ses vastes courbes le long du torrent. Déjà nous
sommes à 90 kilomètres de la mer et nous avons atteint la hauteur de 2300
mètres ; mais il nous reste à peine une distance de 40 kilomètres pour arriver
au faîte de la Cordillère, et nous avons encore une hauteur de 2400 mètres à
franchir. A première vue, il semble impossible d'aller plus loin, car un peu
au-dessus de Mantucana la vallée disparaît complètement, et, seul au fond d'un
ravin, le Rimac roule ses eaux écumantes entre les parois élevées de ses rives,
dont les cimes vont se perdre au milieu des nuages. La vue cherche en vain le
chemin, elle ne rencontre partout que les arêtes effilées des montagnes, des
gorges étroites et profondes, le roc dur et sec. Quelquefois seulement le torrent
ralentit son cours et forme quelque petite vallée où l'Indien a bâti sa
chaumière, utilisant les eaux pour arroser son champ. Il a su les conduire à
des hauteurs souvent considérables, et l'œil s'étonne de rencontrer une verdure
champêtre sur des pentes tellement escarpées qu'elles semblent inaccessibles.
Cette culture aérienne n'est pas toutefois sans danger; dans le cours du mois
d'août dernier, Lima a tremblé dans ses murs en voyant arrêté subitement le
cours de la rivière. Sous l'action incessante d'une infiltration qu'avait
produite l'eau de ces canaux pratiqués par les Indiens pour irriguer leurs
champs, une montagne s'écroula tout à coup, interceptant le cours du Rimac et
transformant en une immense lagune, qui mit plusieurs jours à se remplir, toute
une partie de la vallée un peu en amont de Mantucana. La chaussée du chemin de
fer disparut sous cet éboulement, qui ensevelit aussi plusieurs hommes. La
digue ainsi formée fut heureusement assez forte pour maintenir dans leur
nouvelle limite les eaux du torrent, qui reprirent en cascade leur cours
interrompu dès qu'elles furent arrivées à niveau de l'obstacle.
Dans cette
partie du tracé, entre Tambo-Viso et Chicla, il y a différents sites
véritablement effrayants; la vue se trouble en contemplant ce spectacle
gigantesque et désordonné de la nature, et l'esprit demeure étonné à la pensée
qu'une locomotive doive bientôt franchir ces terribles défilés. Aussi quelles
ont été les difficultés vaincues ! Il serait impossible de la suivre pas à pas
sur la ligne et de décrire les hautes tranchées et les remblais que l'on a du
établir pour aplanir le terrain et lui donner la pente uniforme nécessaire à la
voie. Il n'a pas fallu moins de trente ponts ou viaducs qui, ajoutés l'un à
l'autre, figurent une longueur de plus de 1 kilomètre, et trente-cinq tunnels,
représentant ensemble 5 kilomètres, au nombre desquels il faut compter celui du
sommet de la Cordillère, long de 1173 mètres. Au milieu de tant d'obstacles, et
avec l'inévitable nécessité de monter toujours, on ne fût jamais arrivé
jusqu'au sommet sans les nombreux détours qu'il a fallu faire et que
facilitaient du reste les petites vallées latérales; en certains endroits, la
gorge est même si étroite que, le détour en courbe devenant impossible, il a
fallu employer le zigzag en forme de V, condition toujours défavorable pour les
mouvements de la machine et que l'on évite en général dans des pentes aussi
fortes.
En sortant de
Mantucana, la ligne poursuit difficilement son chemin sur la rive gauche en
côtoyant le pied des montagnes, passe devant l'effrayante gorge de Chacahuaro,
entre dans le défilé et vient croiser le Rimac un peu en aval de Tambo de Viso.
Elle fait là un premier zigzag qui n'a pas moins de 2 kilomètres, et,
traversant encore une fois la rivière, débouche enfin dans la quebrada du
Parac, dont elle suit la rive gauche pour arriver à la station d'Arure. Les
montagnes se sont un peu écartées, et dans le fond de la vallée, sur la rive
opposée, on peut apercevoir le joli village de San-Mateo, pittoresquement situé
sur le cours de la rivière, à 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, et à
5 lieues de Mantucana.
Tout à coup la
vallée se resserre, disparaît, et l'on n'a plus devant soi qu'une vaste fente,
profonde de quelques centaines de mètres, au fond de laquelle la rivière coule
majestueusement comme dans un gouffre ; les bords en sont coupes à pic et
forment comme deux murailles. Au loin, on entend déjà le bruit de la cascade
dont l'écume blanchâtre frappe le regard; le sentier taillé dans le roc vous y
conduit à travers mille détours , suspendu sur l'abîme en dessus et en dessous
de masses de porphyre et de trachytes à moitié en équilibre et qui menacent de
vous écraser. C'est la célèbre gorge de l’lnfernillo, la plus belle peut-être,
en tout cas la plus saisissante de toute la Cordillère. Le Rimac , large
environ de 40 mètres, s'y précipite du haut d'une cascade de 50 mètres et
poursuit impétueusement son cours au milieu des rochers.
Conduire un
chemin de fer à travers un semblable défilé, c'était chose impossible; fort
heureusement les larges versants de la quebrada du Parac ont permis de gagner
une hauteur considérable, et c'est au moyen d'un tunnel que la voie aborde
l'obstacle et se lance sur la rivière, qu'elle domine verticalement sur un pont
à 60 mètres de haut, puis elle rentre de nouveau sous terre et réapparaît à une
distance considérable, continuant toujours son interminable ascension. Après un
petit détour sur la rive droite, elle rencontre bientôt la quebrada du Rio
Blanco, dont elle contourne quelque temps les deux rives, et parvient à Chicla
après avoir croisé de nouveau le Rimac sur un beau viaduc de 100 mètres de
long, élevé de 80 mètres. Cette région est assez riche en minerais de
différente nature et ressemble en cela du reste aux autres points que va
parcourir la ligne jusqu’à la Oroya; l'exploitation de ces richesses,
aujourd'hui en souffrance, ne devra pas tarder à se relever dès qu'une voie
ferrée procurera de faciles moyens de transport.
Les
principales difficultés du tracé sont maintenant vaincues, et le reste du
trajet jusqu'à la cime ne présente plus que des obstacles de moindre
importance. La vallée est assez large; toutefois, comme la pente y excède
toujours le 4 pour 100 réglementaire, trois détours ont encore été nécessaires
, le premier à Bella-Vista , village minéral voisin de Chicla, l'autre plus
petit au hameau de Casapalca, le troisième enfin, plus long que les autres,
puisqu'il mesure 7 kilomètres, dans la quebrada de Chinchan. Au sortir de ce
défilé, les montagnes ont pris un aspect plus grandiose, tout est morne et
triste; le Rimac n'est plus alors le torrent impétueux que nous voyions tout à
l'heure, c'est un misérable ruisseau dont les divers filets découlent
silencieusement des hauteurs environnantes; au fond de la vallée apparaît la
cime avec ses pics éblouissants de neige, mais les yeux peuvent à peine en
supporter la lumière, la respiration devient haletante; mules et cavaliers ne
cheminent plus que lentement, vivement incommodés par les effets de la raréfaction
de l'air. A gauche, sur l'escarpement de la montagne, la ligne se voit
toujours, à une hauteur considérable, tantôt taillée dans le rocher, tantôt
dans une argile rougeâtre ; bientôt elle atteint Antarangra et disparaît sous
terre; c'est le dernier tunnel, celui qui marque le point culminant de la ligne
et la séparation des eaux pour les deux océans. La Cordillère est désormais
franchie à 4800 mètres au- dessus du niveau de la mer. Sur les hauts plateaux
des Andes, la voie développe maintenant tout à l'aise ses courbes à larges
rayons, la pente est douce et facile, et sans difficulté d'aucune sorte elle
arrive à la Oroya, qui marque le terme de sa laborieuse carrière. Le misérable
village qui a donné son nom à une œuvre aussi colossale est situé à 218 kilomètres
de la mer et à 3700 mètres d'élévation, il n'a d'autre importance que celle qui
résulte de sa position, point de réunion des deux routes de Jauja et de Tarma
conduisant à Lima. Le pays est toujours aussi laid, les montagnes aussi
désolées; la déception est grande, le tableau qui s'offre au regard ne répond
en rien à ce qu’on attendait.
Telle est la
ligne transandine jusqu'au point qu'ont atteint aujourd'hui les travaux. C'est,
on le voit, la ligne de beaucoup la plus élevée qu'il y ait au monde, puisque
celle qui vient après elle, le chemin du Pacifique transcontinental, ne s'élève
point au-delà de 1800 mètres. Pour arriver là, 4 millions de mètres cubes de
terre et de roches auront été bouleversés, 136 millions de francs auront été
dépensés. De telles sommes seraient peu de chose, si le résulltat répondait aux
sacrifices que s'est imposés le gouvernement; malheureusement plus du double de
ce chiffre est encore nécessaire pour conduire la voie ferrée aux lieux de
production, et le pays, épuisé par un si grand effort, semble demander grâce.
On objecte, non sans raisons, que la ligne ne rapportera jamais rien, qu'elle
devient au contraire une charge nouvelle pour l'état. On se plaint également
qu'elle ait été contractée à des prix beaucoup trop rémunérateurs. Cette
dernière objection ne touche pas aux concessions à venir, puisque le
gouvernement aura entière liberté d'adopter, s'il le peut, tout autre mode de
contrat; pour y répondre cependant, on peut dire qu'il a fait ce qu'il a pu. La
construction pour compte de particuliers était chose impossible, personne ne
l'eût acceptée; une entreprise mixte, c'est-à-dire avec la garantie d'un
intérêt de 6 pour 100, n'était guère avantageuse, car en imposant à l'état une
charge indéfinie, en reculant à quatre-vingt-dix ans l'échéance de sa
propriété, on lui enlevait aussi pendant ce temps la perspective de profits
possibles lorsque le développement du trafic et de la prospérité du pays aurait
créé des conditions meilleures. On adopta donc la construction pour le compte
de l'état, et l'on paya fort cher : près de 700000 francs pour une voie simple
, tandis qu'en France par exemple le coût kilométrique n'atteint pas 400000
francs pour une voie double; c'était par le fait un chiffre près de quatre fois
supérieur. Est-ce à dire qu'on pouvait payer moins ? Il est bien permis d'en
douter, si l'on n'a pas oublié que la valeur des choses est au Pérou le
quadruple de oe qu'elle est ailleurs; faut-il dire qu'à certaines époques on
dut payer jusqu'à 100 francs la journée d'un tailleur de pierres? L'œuvre
d'ailleurs était gigantesque, les risques étaient grands; en admettant que les
bénéfices de l'entreprise deviennent considérables, ce qui est contestable et
même fort contesté, doit-on y voir autre chose que la compensation équitable
d'un contrat aussi aléatoire? — Je reviens à là première objection, qui ne
paraît pas moins sérieuse : il est certain qu'au point de vue financier la
ligne transandine est ce qu'on peut appeler une détestable affaire, les
bénéfices de l'exploitation ne couvriront jamais les intérêts du capital
dépensé ni même probablement les frais nécessaires à l'exploitation de la voie.
Cela se comprend lorsqu'on considère la pente extraordinaire qu'il faut gravir,
le prix non moins exorbitant du combustible à dépenser, enfin les frais
considérables d'un, matériel venu d'outre-mer, qu'il sera nécessaire de
renouveler fréquemment, grâce à l'usure produite par l'adhérence des roues dans
des courbes aussi fortes. Pour cette raison, il est probable que le trafic
s'effectuera toujours à des conditions assez onéreuses; mais il ne faut pas
perdre de vue non plus qu'à rencontre de ce qui se passe en Europe les chemins
de fer au Pérou doivent être la cause et non l'effet de la prospérité du pays.
Ce que le pays perd aujourd'hui, il doit le retrouver plus tard avec usure par
la mise en valeur des richesses de la sierra et de la montana.
C'est pour le
Pérou une question de vie ou de mort : ou la ligne de la Oroya aujourd'hui en
construction sera continuée, lançant du haut de la sierra des embranchements
importants, ou elle demeurera une œuvre stérile pour laquelle les derniers
millions du pays auront été jetés au vent. En effet, les terrains qu'elle
traverse jusqu'à présent sont éminemment pauvres, les populations insignifiantes,
les villages misérables, et, quelque riches que l’on suppose les gisements
miniers de la Cordillère, ils seront toujours insuffisants pour alimenter le
trafic d'une ligne aussi coûteuse. Le point central de la Oroya au contraire
forme pour ainsi dire la limite de cette terre promise de richesses minières et
agricoles aujourd'hui perdues ou improductives : c'est à droite Jauja,
Concepcion et Huancayo, qui doivent porter vers Lima les céréales de leurs
riches vallées, rendant ainsi la vie plus facile et moins chère, — à gauche le
Cerro de Pasco et ses fameuses mines d'argent et de houille, — directement
enfin, en avançant vers l'intérieur Tarma et le Chanchamayo, la montana et ces
contrées fertiles que forme le riche bassin de l'Amazone.
J'ai voulu
voir par moi-même ce pays, qu'on m'avait tant vanté et dont on parle à Lima
comme du paradis, sans le connaître. Après quelques jours d'un pénible voyage,
j'atteignis le fort San-Ramon, situé au pied du versant oriental des Andes, à
la jonction du Rio Tulumayo et du Chanchamayo, à 700 mètres seulement au-dessus
du niveau de l'Atlantique, encore éloigné de près de 1000 lieues; cette
misérable forteresse, perdue au milieu des forêts, marque le dernier point
occupé militairement par les troupes de la république. De l'autre côté du
fleuve, et cachés au milieu d'épaisses broussailles, les Indiens Chunchos
lançaient leurs flèches contre la palissade du fort, tandis qu'à une faible
distance l'hacienda de San-Juan faisait entendre comme un cri de défi le
sifflet de sa machine à vapeur. A l'abri de la petite garnison, sept haciendas
se sont en effet formées en cet endroit depuis une vingtaine d'années, et leur
prospérité est un exemple frappant qui montre ce qu'on obtient par le travail
dans cette riche contrée. Un capital quelconque retrouvé en trois années, ou,
si l'on veut, représenté après ce temps par une propriété dont le rapport n'est
pas moindre de 50 pour 100, tel a été jusqu'ici le
sort du colon de Chanchamayo.
Tous sont riches aujourd'hui ou tout au moins dans l'aisance, et plusieurs
n'avaient pour commencer d'autres capitaux que la force de leurs bras. J'ai
passé huit jours au milieu de ces forêts vierges, allant d'une exploitation à
l'autre, admirant ces belles plantations qui sous la hache du pionnier ont remplacé
la végétation tropicale qui les enveloppe de tous côtés; partout ce que j'ai vu
a dépassé mon attente, et je n'eus plus raison de m'étonner lorsque j'appris
que le rhum consommé sur place dans le seul département de Junin, le riz et le
café alimentaient un commerce d'environ 10 millions de francs à l'année, dont
les quatorze petites haciendas établies dans le Chanchamayo et la vallée
voisine du Vitoc avaient pour ainsi dire le monopole.
Le jour où
l'ingénieur Francisco Paz-Soldan, chargé par son gouvernement des études de la
ligne qui doit mettre Lima et Oroya en communication avec l'Amazone, aura
rejoint sur le Rio Pecchis l'amiral Tucker, qui l'attend avec sa petite
flottille, c'est-à-dire lorsque les 20 lieues qui séparent ce point navigable
et le fort San-Ramon auront été franchies ainsi que le Chanchamayo par la ligne
transandine, ce jour-là le Pérou aura fait un grand pas vers l'avenir; il aura
ouvert à la civilisation et au progrès du monde un nouvel entrepôt dont il sera
le centre; ce jour-là, le guano pourra lui manquer pour payer ses emprunts, —
l'émigration, se portant en foule vers ces contrées nouvelles, lui donnera
l'argent dont il manque, et son commerce, à cheval sur les deux océans, lui
assurera désormais la première place parmi les nations de l'Amérique latine.
F. B. d'Avricourt.
Lima, 13 octobre 1873.
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