Abbé EMILE WETTERLE
UNE MANŒUVRE ALLEMANDE.
L’AUTONOMIE DE L’ALSACE-LORRAINE.
(Article publié dans la Revue des Deux Mondes –
Septembre 1917)
La nouvelle manœuvre allemande à propos de
l’Alsace-Lorraine se dessine nettement. Il n’est plus possible au gouvernement
impérial d’étudier le problème, qui a été posé devant le monde entier. Quelle
solution s’apprête-t-il à y donner ?
Depuis plusieurs semaines une polémique préparatoire
est engagée entre germanophiles et Alsaciens-Lorrains dans les journaux de la
Suisse allemande. Les seconds patronnent, cela va sans dire, le retour pur et
simple de leurs provinces à la France. Les premiers proposent l’autonomie
complète de l’Alsace-Lorraine dans le cadre de la Constitution de l’Empire.
Nous connaissons de vieille date cette proposition.
Pendant toute la période intermédiaire, ce fut la nôtre. Ne pouvant, sans nous
exposer à des poursuites en haute trahison, faire une politique franchement
séparatiste, nous étions devenus, par opportunisme, des autonomistes militants.
Dans toutes les questions qui se posent au cours de la vie publique, il y a la
thèse et l’hypothèse, le but idéal qu’on se propose d’atteindre et les
réalisations successives, qui, seules, demeurent dans le domaine du possible.
Pour nous, la thèse était et restait la restauration du droit, indignement
violé en 1871. Quant à l’hypothèse, c’était le fait accompli, auquel nous ne
pouvions rien changer et dont nous devions tenir largement compte dans nos
revendications immédiates.
Si on les avait régulièrement consultés, les
Alsaciens-Lorrains auraient, dans leur écrasante majorité, répondu : « Nous
voulons redevenir Français. » Comme on ne leur donnait pas l’occasion
d’exprimer publiquement leurs sentiments intimes, ils n’avaient plus qu’une
tactique à suivre : essayer d’obtenir, non point par des reniements collectifs
ou par des abdications personnelles, mais par l’affirmation de leurs droits, le
maximum de libertés que comportait la situation qu’ils n’avaient pas créée.
Voici comment les autonomistes formulaient leur
programme : « L’Alsace-Lorraine a été incorporée de force à l’empire allemand.
Nous n’avons plus à juger le fait historique de l’annexion. Nos premiers
représentants ont fait entendre une protestation dont rien n’est venu, depuis
lors, infirmer la durable valeur. Cela posé, l’Empire, qui nous a fait
violence, a des devoirs vis-à-vis de notre population. Il doit lui assurer
toutes les libertés, tous les privilèges dont jouissent les autres groupements
nationaux de l’Allemagne. Nous demandons donc qu’on fasse de nos provinces un
Etat autonome, qui fera partie de la Confédération germanique au même titre que
la Bavière, la Saxe, la Hesse. Nous voulons nous gouverner nous-mêmes, comme se
gouvernent les Mecklembourgeois, et les habitants de la République de Hambourg.
A nous de voter notre Constitution et de choisir le régime sous lequel nous
vivrons. Tant que nous serons gouvernés par Berlin, nous ne serons dans
l’Empire que des citoyens de seconde classe. »
Et nous ajoutions : « Tout Allemand aime d’abord et
exclusivement sa petite patrie. C’est parce que le pays particulier appartient
à la Confédération germanique, que, sur ce patriotisme local, s’est greffé un
patriotisme collectif. Vous nous demandez au contraire, à nous autres,
Allemands par contrainte. de marquer notre attachement direct, sans échelon
intermédiaire, à l’Empire. Nous devons être des unmittelbare Reichsdeutsche
(des impériaux immédiats), alors que tous les autres confédérés ne connaissent,
à proprement parler, que leur État d’origine. Donnez-nous donc d’abord une
petite patrie, qui soit bien à nous. C’est le minimum de ce que nous sommes en
droit d’exiger. »
Telle était notre attitude. Elle ne comportait aucune
renonciation à nos légitimes espérances nationales. Elle nous était cependant
imposée par les circonstances. Les Allemands, qui, en déchirant le traité de
Francfort, ont détruit les prémisses de notre raisonnement conditionnel, ne
sont donc nullement autorisés à vouloir en maintenir la conclusion provisoire.
* * *
Comment en viennent-ils d’ailleurs à vouloir nous
concéder aujourd’hui ce qu’ils nous ont constamment refusé pendant
quarante-quatre ans ? Quel était, en effet, le statut national de
l’Alsace-Lorraine dans l’Empire germanique ?
L’empire est une fédération d’Etats, qui n’ont renoncé
en sa faveur qu’à une partie strictement limitée de leur souveraineté
particulière. L’article 6 de la Constitution de 1871 limite, d’une façon
précise, la compétence de l’Empire en matière de législation. Les Etats gardent
leurs souverains, leurs ministères, leurs parlements, leurs corps de
fonctionnaires, la Saxe et la Bavière, leurs armées.
Les lois sont présentées au Reichstag au nom des
gouvernements confédérés. L’empereur n’a aucun droit de veto. Il est obligé de
promulguer les lois qui, après avoir été votées par le parlement d’empire, ont
été approuvées par le Conseil fédéral. Celui-ci se compose de 58 membres (61
depuis que l’Alsace-Lorraine y est limitativement représentée) à raison de 17
délégués pour la Prusse, 6 pour la Bavière, 4 pour la Saxe, 3 pour Je
Wurtemberg, le grand-duché de Bade et le grand-duché de Hesse, 1 pour chacun
des autres Etats. Les délégués ne forment pas, à proprement parler, une
assemblée, législative. Ils votent sur mandat impératif de leurs souverains,
ou, pour parler plus juste, de leurs gouvernements respectifs. Les projets de
lois de l’empire sont donc d’abord soumis à l’examen des Etats particuliers,
qui « instruisent » ensuite leurs délégués au Conseil fédéral. Pour éviter
toute surprise, un seul délégué par État dépose dans l’urne, au moment du vote,
tous 1 bulletins revenant à l’État qu’il représente.
L’Empereur n’est donc pas, à proprement parler, le
souverain de l’Allemagne unifiée, mais comme on dit là-bas, le primus inter
pares, le président d’une
association dont tous les membres sont égaux. Ses seules prérogatives (elles
sont d’ailleurs considérables) sont les suivantes : il déclare la guerre et
signe les traités de paix, il est le chef suprême de l’armée et de la marine,
il nomme et révoque les représentants de l’Empire à l’étranger. Seule la
Bavière s’est réservé le droit d’avoir des légations, à elle, auprès des autres
puissances.
En opposition avec cette situation privilégiée des
Etats autonomes, l’Alsace-Lorraine était « pays d’Empire, » c’est-à-dire
propriété collective des États, au même titre que les colonies allemandes.
C’étaient le Bundesrath et le Reichstag qui seuls pouvaient, théoriquement,
légiférer sur son territoire. Et de fait, pendant les premières années qui
suivirent l’annexion, l’Empereur promulguait pour nos provinces des
décrets-lois, que le Conseil fédéral et le parlement d’empire enregistraient.
La loi constitutionnelle de 1879 ne fit que confirmer
légalement cet état de fait. Elle déléguait à l’Empereur l’exercice des
pouvoirs souverains en Alsace-Lorraine; mais du même coup elle maintenait dans
leur intégralité les attributions du Bundesrath, qui, comme pour les lois
d’empire, approuvait les lois de l’Alsace-Lorraine avant leur dépôt et après
leur adoption par le Landesausschuss (Parlement des provinces annexées). Cette
dernière assemblée ne pouvait voter le budget et les lois particulières du pays
qu’en vertu d’une délégation toujours révocable du Reichstag. Elle était, à
proprement parler, un sous-Reichstag pour l’Alsace-Lorraine. Cela est tellement
vrai que le chancelier pouvait, à tout moment, en appeler du Landesausschuss au
Reichstag, comme il le fit pour la loi sur les maires de carrière.
L’Alsace-Lorraine était donc bien, sous ce régime
(1879-1911), une véritable colonie allemande pourvue d’une représentation
nationale à droits limités, mais administrée par la collectivité des Etats
autonomes allemands.
L’Empereur avait de plus étendu abusivement son
pouvoir. Alors qu’il lui est interdit d’intervenir dans la législation de
l’empire allemand autrement que par les « instructions » qu’il donne, comme roi
de Prusse, à ses 17 délégués du Conseil fédéral, il s’était pratiquement, en
Alsace-Lorraine, arrogé le droit de veto qui s’affirmait, soit avant ou après l’adoption,
soit, par retrait arbitraire, pendant la discussion de nos particulières. De
fait, notre petit pays était donc encore devenu une sorte d’annexé de la
Prusse.
L’Empereur ne pouvait-il pas d’ailleurs, en nommant et
révoquant à son gré le statthalter et les membres du ministère
d’Alsace-Lorraine, exercer une influence prépondérante sur la marche de nos
affaires ? Il n’en reste pas moins vrai que la loi constitutionnelle de 1879
avait maintenu, au moins en théorie, le principe du pays d’empire, propriété
collective des États allemands.
* * *
Celle de 1911 devait le confirmer, mais avec des
atténuations considérables et susceptibles de développements intéressants.
La transformation radicale qu’elle prévoyait était la
suivante : le Bundesrath et le Reichstag s’éliminaient eux-mêmes de la
législation de l’Alsace-Lorraine qui, en titre, était désormais attribuée à
deux Chambres indépendantes. La délégation de l’Empereur était maintenue, mais
cette souveraineté ne restait plus liée aux restrictions antérieures, puisque
le Conseil fédéral renonçait à la partager. La Chambre basse était élue au
suffrage universel (60 députés, dont 1 par canton). La Chambre haute se
composait de 5 membres de droit (dignitaires ecclésiastiques et civils) et de
26 autres « sénateurs » dont la moitié étaient élus par des corporations (corps
professoral de l’Université, consistoires israélites, chambres de commerce,
chambres d’artisans, conseil de l’agriculture, conseils municipaux des quatre
grandes villes), et l’autre moitié, nommés directement par le souverain. Le
statthalter, ou gouverneur, était assisté, dans l’exercice de ses fonctions,
par un secrétaire et trois sous-secrétaires d’Etat, nommés et révoqués par
l’Empereur. Le statthalter était en même temps le représentant de l’Empereur et
son ministre pour l’Alsace-Lorraine.
Il semblerait à première vue que, dans cette
transformation de notre statut national, une partie au moins de nos
revendications eût été réalisée. Ce serait mal connaître les Allemands que de
supposer qu’ils puissent se montrer ou généreux, ou simplement justes. Toutes
les précautions avaient été prises, en effet, pour paralyser à l’avance toute
velléité d’opposition nationale.
Et d’abord la loi constitutionnelle de 1911 avait un
caractère de précarité qui, pour nous, lui enlevait toute valeur. Elle était et
restait une loi d’empire, et ceux qui l’avaient faite pouvaient, à tout moment,
la défaire. Il avait en effet été prévu, dans la loi elle-même, que seuls les
corps législatifs de l’Empire pourraient la modifier. En supposant même que les
deux Chambres alsaciennes-lorraines et l’Empereur fussent d’accord pour y
apporter le changement le plus insignifiant, il fallait, pour y procéder,
recourir au Bundesrath et au Reichstag. Bien mieux, pour marquer qu’ils ne
renonçaient nullement à revenir, le cas échéant, sur les concessions
consenties, le Conseil fédéral et le Parlement d’empire avaient, dans la loi
constitutionnelle, réglé limitativement l’usage de la langue française dans les
provinces annexées, une question qui, de toute évidence, eût dû être réservée à
la compétence des Chambres locales.
Etant donnée sa composition, une opposition de la
Chambre haute n’était pas à prévoir. L’élection de la moitié de ses membres par
des corporations complètement à la dévotion du gouvernement ne pouvait donner
que des résultats entièrement négatifs. La désignation des représentants des
quatre grandes villes échappait seule aux pouvoirs publics. Quant au reste, en
plus des membres de droit (évêques, présidents des consistoires protestants et
président de la Cour d’appel), les vingt-trois autres « sénateurs » étaient,
comme je l’ai dit plus haut, nommés directement par l’empereur, avec cette
circonstance aggravante qu’ils ne l’étaient que pour la durée d’une session. Dans
tous les Etats allemands, le souverain désigne ainsi une partie des membres de
la Chambre haute, mais « à vie. » Les nominations étant irrévocables, les
bénéficiaires peuvent s’affranchir de la tutelle du gouvernement, puisque, quoi
qu’il arrive, la possession de leur mandat leur est assurée. En
Alsace-Lorraine, pour prévenir toute surprise, le souverain se réservait le
droit de ne plus renouveler le leur à ceux qui, pendant la session précédente,
ne lui auraient pas donné pleine et entière satisfaction.
Ce n’est pas tout. Comme le gouvernement avait quelque
raison de se méfier d’une Chambre basse, élue au suffrage universel, on avait
prévu le cas d’un conflit prolongé avec cette assemblée. La dissolution pouvait
n’être qu’un expédient momentanée II fallait trouver mieux. Lorsque la loi
constitutionnelle fut discutée au Reichstag, nous avions demandé que le délai
pendant lequel le ministère pourrait gouverner le pays, sans budget
régulièrement voté, fût fixé au maximum à six mois. Le chancelier s’opposa de
toutes ses forces à cette limitation et le Reichstag lui donna raison.
Le gouvernement d’Alsace-Lorraine pouvait donc
proroger indéfiniment le Parlement et, pendant toute la durée de cette
prorogation, il était autorisé à prélever les impôts et à engager les dépenses
publiques, sur la base de l’exercice précédent. De plus, pendant cette période,
le souverain avait le droit de promulguer, en toute matière, des décrets ayant
force de loi, à la seule condition que ces décrets fussent soumis ensuite à la
ratification du Parlement, après sa nouvelle convocation. Le droit budgétaire
et législatif des Chambres devenait, dans ces conditions, complètement
illusoire, le ministère pouvant, quand bon lui semblait, rétablir, sans
limitation de temps, la pire de toutes les dictatures.
* * *
On avait ainsi mis au peuple alsacien-lorrain des
menottes encore plus lourdes que celles qui avaient déjà meurtri sa chair sous
le régime précédent. Néanmoins, comme je l’ai fait remarquer, la nouvelle
constitution était susceptible de développements intéressants, et c’est ici que
nous rentrons dans l’actualité.
Guillaume II, qui, déjà, dans l’affaire du Brunswick,
avait montré qu’il savait parfois faire passer ses sentiments familiaux avant
ses intérêts dynastiques, rêvait de doter un de ses fils d’une couronne.
L’Alsace-Lorraine devait, dans sa pensée, devenir l’apanage d’un Hohenzollern,
qui y aurait fondé une nouvelle dynastie. Tout était donc préparé, dans le pays
d’empire, pour rendre aisée la réalisation de ce plan machiavélique.
Le pays était doté de tous les organismes d’un Etat
indépendant. Le Bundesrath et le Reichstag avaient d’un autre côté pris
l’habitude de s’en désintéresser. Ils avaient même consenti à ce que
l’Alsace-Lorraine fût représentée par trois délégués au Conseil fédéral, avec
cette seule restriction que ces délégués, étant « instruits » par le
statthaller, lui-même nommé par l’Empereur, leurs voix seraient annulées toutes
les fois qu’elles donneraient la majorité à la Prusse.
Il ne restait donc plus, pour réaliser l’autonomie
complète de l’Alsace-Lorraine, qu’à obtenir des corps législatifs de l’empire
la délégation définitive des pouvoirs souverains, dans notre petit pays, à un
prince de la maison impériale, ou, au pis-aller, à un autre prince allemand.
C’est évidemment cette solution que l’Allemagne
proposera d’abord aux Alliés, quand elle sera contrainte de leur faire une
première concession dans la question d’Alsace-Lorraine.
* * *
Voici maintenant pourquoi on ne saurait s’arrêter,
même un instant, à cette solution bâtarde et hypocrite.
Et d’abord les Alsaciens-Lorrains n’ont aucune attache
dynastique. De quel droit l’Allemagne leur imposerait-elle un souverain
étranger ? A l’époque où, faute de mieux, nous demandions notre autonomie dans
le cadre de la constitution de l’empire, nous exigions du même coup qu’on
reconnût à la population de notre province le droit de choisir la forme du
gouvernement et de désigner le chef de l’Etat. Nous faisions remarquer que déjà
trois Etats allemands avaient une constitution républicaine : Hambourg, Brème
et Lubeck, et que, dès lors, rien ne s’opposait en principe à ce que les
provinces annexées adoptassent le même régime. Ces prétentions faisaient
scandale; mais elles n’en étaient pas moins justifiées.
Je ne suis pas éloigné d’admettre que, dans les
circonstances actuelles et pour éviter la rétrocession de l’Alsace-Lorraine à
la France, l’empire en viendra à céder même sur ce point. Il s’accommodera d’un
pays d’empire républicain, plutôt que de renoncer définitivement à la
possession de nos deux provinces.
Examinons, en effet, toutes les lignes de repli que la
diplomatie allemande a, dès maintenant, préparées pour retarder, si possible,
l’abandon d’un pays dont les richesses sont indispensables à sa prospérité :
1° L’Alsace-Lorraine Etat particulier, avec dynastie allemande.
2° L’Alsace-Lorraine républicaine, mais faisant encore partie de la
Confédération germanique.
3° L’Alsace-Lorraine complètement indépendante, pays neutre, mais
demeurant dans le Zollverein allemand.
4° L’Alsace devenant française, la Lorraine restant allemande.
5° L’Alsace-Lorraine, cédée à la France, mais à la condition que la
propriété minière allemande y sera respectée.
Nous verrons successivement se présenter toutes ces
combinaisons. Je n’en veux d’autre preuve que les articles publiés en Suisse
par des germanophiles et où les trois premières hypothèses sont déjà exposées
et défendues.
Pas un seul Alsacien-Lorrain ne s’arrêtera aux
arguments que font valoir les auteurs de ces thèses surprenantes. En effet, de
toutes façons, l’autonomie dans le cadre de la constitution de l’empire serait
un leurre. Et voici pourquoi. Depuis quarante-quatre ans les Allemands immigrés
ont considéré toutes les fonctions publiques, dans les provinces annexées,
comme des fiefs de famille. Les indigènes n’arrivaient pas à pénétrer dans une
administration dont les postes étaient exclusivement réservés à une caste. Or,
l’autonomie nominale de notre pays ne changerait rien à cette situation de
fait. Nous ne pourrions pas dépouiller les fonctionnaires actuels de leurs
charges et nous ne serions pas à même de fournir un personnel de remplacement.
Tout en étant donc indépendants en titre, nous continuerions, comme dans le
passé, à être gouvernés et administrés par des étrangers, de mentalité hostile
à la nôtre et de mœurs brutales.
Même si notre pays était neutralisé, comme la Suisse,
cette anomalie subsisterait et rendrait la situation insupportable aux
indigènes alsaciens-lorrains. Parmi les raisons qui font souhaiter à ceux-ci
d’être rattachés à la France, la première est leur désir d’être débarrassés
pour toujours des fonctionnaires immigrés qui les ont si cruellement
martyrisés.
* * *
L’Alsace-Lorraine n’a pas de passé historique qui
justifie la création du nouvel Etal. Tant que, par la force, on nous retenait
dans l’organisme de l’empire allemand, nous pouvions et nous devions exiger
qu’on nous donnât un statut national distinct de celui des Etats; car entre
notre mentalité et celle des Allemands l’opposition était irréductible ; car
encore plus de deux siècles de vie commune avec les autres provinces françaises
avaient, dans notre population, créé des goûts semblables et des aspirations
identiques aux leurs. Mais ce n’était là, de toute évidence, qu’une adaptation
provisoire à une situation que nous considérions comme essentiellement
précaire. Du jour où la domination brutale de l’Allemagne, qui avait créé chez
nous cette unité purement artificielle, prendra fin, nos deux provinces
reviendront tout naturellement à leur tradition historique, qui est et reste
leur absorption, déjà librement consentie en 1791, par la Patrie française.
Nous prétendions, sous le joug allemand, former une nationalité spéciale et
distincte des autres, parce que nous ne voulions pas être confondus avec les
Allemands. Quand la possibilité sera donnée aux Alsaciens-Lorrains d’exprimer
librement leurs préférences, ils seront les premiers à renier cette nationalité
de commande, pour se réclamer de la seule qui leur revienne, de la nationalité
française. Voilà ce qu’on ne saurait affirmer avec trop d’énergie.
* * *
Il n’y a donc qu’une solution au problème qu’a soulevé
la guerre : le retour de nos deux provinces à leur vraie Patrie.
Nous ferons bien cependant de prévoir et de déjouer
dès maintenant la dernière manœuvre que tenteront les Allemands pour atténuer
les conséquences économiques de la rétrocession de l’Alsace-Lorraine.
Les arguments que, dès cette heure, ils font valoir
sont les suivants : « L’industrie allemande a un besoin absolu des mines de
Lorraine dont la France, déjà trop riche en minerai, ne saura que faire. Dès
lors, l’intérêt des deux pays exige que des sociétés allemandes puissent rester
propriétaires de ces mines, qu’elles les exploitent et qu’elles exportent le
minerai sans contrôle et sans payement d’aucun droit. » Ce ne sont pas de
vaines suppositions que je formule.
* * *
La campagne est commencée. Les Allemands sont mauvais
psychologues, c’est convenu, mais ils apportent en tout la méthode la plus
rigoureuse et, dès maintenant, ils ont envisagé toutes les hypothèses qui
pourront se présenter et préparé les arguments dont ils se serviront
successivement pour couvrir leur retraite par échelons. La possession des
richesses minières de nos provinces leur tient particulièrement à cœur.
N’ont-ils pas, durant les dernières semaines, profité des circonstances, pour
réaliser les parts des propriétaires français de nos mines et les faire passer
en des mains allemandes ? Ils s’assuraient ainsi à l’avance la propriété
exclusive de notre sous-sol.
Ces expropriations (nous ferons bien, après la
victoire, de ne pas oublier ce précédent) ne furent pas d’ailleurs les seules.
Le gouvernement allemand a encore procédé à des ventes forcées des biens
meubles et immeubles, non seulement des Français, mais aussi des
Alsaciens-Lorrains arbitrairement dénationalisés par décret. Dans l’esprit de
leurs auteurs, ces ventes doivent avoir un caractère définitif. Elles
l’auraient certainement, si la question d’Alsace-Lorraine était réglée par l’octroi
de l’autonomie aux provinces annexées.
Dans le nouvel Etat autonome, l’Allemagne, dont les
ressortissants occupaient déjà tous les postes administratifs importants,
détiendrait donc encore la plus grosse part de la richesse publique.
Dans ces conditions, l’autonomie ne serait plus qu’une
abominable duperie, même au cas où elle irait jusqu’à un séparatisme purement
apparent.
* * *
Ce que je tenais surtout à bien mettre en relief dans
cet article, c’est que les revendications autonomistes des Alsaciens-Lorrains
dans le passé ne sauraient être invoquées comme une acceptation, même
conditionnelle, du fait accompli. Elles ne comportaient aucune reconnaissance
de l’annexion, mais marquaient simplement notre volonté de sauvegarder
relativement notre indépendance jusqu’au jour, impatiemment attendu, de la
libération définitive de notre pays. Nous étions comme des prisonniers qui ne
cessent pas d’aspirer à la liberté, parce qu’ils essayent d’aménager à leur
convenance la cellule dans laquelle on les retient de force.
Les Allemands perdent donc leur temps et leur peine en
suggérant des solutions transactionnelles dont nous ne voulons rien savoir.
L’Alsace-Lorraine aspire à redevenir française. Elle le redeviendra. Encore
est-il intéressant de constater que l’Allemagne qui, hier encore, dans
l’ivresse de la victoire escomptée, menaçait les Alsaciens-Lorrains de
démembrer leur pays et de le rattacher, nouvelle Pologne, en trois tronçons, à
la Prusse, à la Bavière et au grand-duché de Bade, en est venue, pour éviter le
châtiment de ses crimes, à proposer elle-même aux annexés ce qu’elle leur avait
hargneusement refusé pendant quarante-quatre ans. Rien ne saurait mieux prouver
que l’heure de la « justice immanente » a sonné.
E. WETTERLE.
On me permettra une dernière remarque. Mes anciens
collègues alsaciens-lorrains du Reichstag (je ne parle évidemment pas des
quatre députés allemands des provinces annexées) ont été invités, ces jours
derniers, par M. Michaëlis, chancelier de l’empire, à un entretien confidentiel
où devaient se débattre les destinées de notre petit pays. Si, au cours de
cette entrevue, M. Michaëlis a proposé à ses interlocuteurs la solution
autonomiste du problème, il a certainement obtenu leur adhésion à ce programme.
Pris dans le filet de leurs déclarations antérieures, les députés
alsaciens-lorrains ne pouvaient pas, sans s’exposer à des poursuites en haute
trahison, proposer le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Si donc les
Allemands devaient faire état de leur acceptation d’une autonomie plus ou moins
large de nos deux provinces, je tiens à mettre tout de suite l’opinion publique
dans les pays alliés en garde contre cette manœuvre. Les députés
alsaciens-lorrains, du moins ceux qui n’ont pas trahi la confiance de leurs
électeurs, comme le docteur Ricklin, se trouvent dans la situation d’hommes
qui, ligotés d’entraves un peu lâches, ne peuvent faire que des mouvements
limités. Attendons qu’ils aient les mains complètement libres, et nous les
verrons alors esquisser le geste attendu par l’écrasante majorité de leurs
mandants.
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