Charles
NORDMANN – LE CANON QUI BOMBARDE PARIS
(Article
publié dans la Revue des Deux Mondes – 15 avril 1918)
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Il faut remonter à l'époque du dernier passage de la
comète de Halley, il y a huit ans... huit siècles, pour trouver un phénomène
relevant de la science et comparable, par l'intérêt et les discussions qu'il a
soulevés, au bombardement prodigieux de Paris par une pièce à longue portée.
Encore dans ce temps-là, dont nous apprécions seulement aujourd'hui la douceur
pacifique et un peu terne, la sensibilité publique était vierge des émotions
fortement motivées qui l'ont peu à peu aguerrie et trempée.
Malgré cela, il est certain qu'une vaste stupéfaction,
une curiosité qui ne laissait presque plus de place à aucun autre sentiment,
s'emparèrent des Parisiens lorsque le communiqué officiel, — cette forme
ultra-moderne de la vérité révélée, — annonça que c'était bien un canon
allemand dont les projectiles, l'autre samedi, avaient éclaté sur la capitale.
Cela parut à tout le monde « éno-orme, » comme eût dit Flaubert. L'étonnement
fut général. Il le fut dans le public ; il le fut davantage peut-être parmi
beaucoup de spécialistes de l'artillerie. Et la chose la plus étonnante, dans
tout cela, fut peut- être précisément cet étonnement de beaucoup d'artilleurs.
Nous allons montrer, en effet, qu'il n'y a rien là dedans de mystérieux, rien
qui ne s'explique assez simplement sans avoir recours à aucune hypothèse
absurde, à l'aide seulement de données non seulement réelles, mais
véritablement fort anciennes.
Du point de vue psychologique, du point de vue de
cette offensive morale qui fait partie de l'arsenal stratégique ennemi, il est
donc certain d'abord que le sentiment dominant provoqué par ce phénomène
balistique a été la curiosité, et nullement la terreur, comme l'espéraient les
Allemands. Il y aurait beaucoup à dire sur ce côté psychologique du problème,
mais cela n'entre point dans mon sujet, qui est aujourd'hui purement technique.
Pourtant certaines réflexions que suggère le calcul des probabilités et sur lesquelles
on n'a, à mon avis, pas assez attiré l'attention, s'imposent ici. Elles seront
de nature à raffermir le calme, d'ailleurs en général très grand, de la
population parisienne, et par conséquent à annihiler les effets de l'effort
ennemi qui a évidemment pour but, en bombardant la capitale, de l'énerver,
d'amollir, d'ébranler Paris, cœur et centre nerveux du pays, et de saper
indirectement la force de résistance française. Les remarques suivantes
s'appliquent à la fois aux bombardements par gothas et à ceux du canon monstre
: Lorsqu'on parle de dix tués, de vingt tués, cela paraît, au premier abord,
fort impressionnant. En réalité, si navrante et si digne de respect que soit
une seule mort innocente causée par la barbarie ennemie, c'est fort peu de chose,
si l'on raisonne non plus avec ses nerfs, mais avec les chiffres impavides, et
si l'on considère en ces matières ce que les algébristes appellent les rapports
et les proportions. Vingt tués sur une population de trois millions
d'habitants, cela représente à peine une proportion d'un cent-cinquante
millième. Or, il est certain que ce chiffre est et restera très inférieur à la
moyenne journalière des victimes des bombardements ennemis. Qu'est-ce que cela
signifie? Cela signifie que chaque fois que Paris est bombardé, il y a beaucoup
moins lieu pour chaque Parisien de s'affoler que s'il habitait une ville de 150
000 habitants (donc beaucoup plus importante que Rouen ou Nancy), où chaque
bombardement ne tuerait jamais qu'une personne au maximum.
Il ne faut pas oublier que la mortalité diurne moyenne
à Paris est d'environ cent cinquante personnes. Tout ce que pourront faire les
bombardements c'est au maximum qu'il y meure sept personnes là où il en mourait
normalement six. L'ordre de grandeur de la mortalité n'en est même pas changé.
Autrement dit, les victimes des bombardements par
gothas ou canon à longue portée sont beaucoup moins nombreuses chaque jour que
les victimes d'accidents de la rue. Elles sont également beaucoup moins
nombreuses que celles des précautions prises, et je n'entends point parler ici
des victimes de paniques comme celle qui a eu lieu dans une station du métro,
mais seulement des gens que les bronchites, les pneumonies, les
refroidissements mortels guettent dans leurs caves, ou dans la hâte de leurs
déplacements nocturnes en costumes trop légers. A cet égard, les statistiques
municipales seraient fort édifiantes.
En exposant ici ces choses, a priori paradoxales, et
presque choquantes j'en conviens, je ne veux nullement m'élever contre des
précautions légitimes que la préfecture de police a recommandées et que chacun
est libre de suivre. Je veux seulement montrer que, en tout état de cause, le
danger couru par chacun est entièrement faible et ne justifie en aucun cas un
énervement quelconque.
Ayant ainsi établi que ce serait tomber lourdement
dans le piège ennemi que de s'exagérer,
— si déplorables que soient les morts causées par eux, — le danger des
bombardements de Paris tant du haut des airs que par le fameux canon, il me
reste à examiner ce qu'est celui-ci, comment il a pu être réalisé, et pourquoi
aussi il a paru d'abord si étonnant.
Tout ce qu'on a dit pour expliquer l'arrivée des
fameux obus est inimaginable ; dans les cafés, dans les salles à manger et les
salles de rédaction, dans les bureaux administratifs, un instant réveillés de
leur douce somnolence, dans les caves, ces derniers salons où l'on cause, il
n'a guère été question, depuis lors, que de cela, et l'offensive allemande dont
dépend aujourd'hui le sort du monde en fut presque éclipsée. Je ne veux point
croire que beaucoup de Parisiens furent en cela pareils à ces enfants qu'un
jouet distrait du drame le plus terrible. J'aime mieux penser qu'en paraissant
oublier la bataille pour « leur » canon, ils obéissaient instinctivement à
cette pudeur qui commande aux langues le respect de l'attente silencieuse,
tandis que les bras sculptent là-bas l'action immortelle.
A côté de ce qu'on a dit du « canon, » du
« Kanon, » ce qu'on en a écrit depuis quinze jours n'est guère; et pourtant
le soin de le lire, de le réunir, de le relever découragerait même un
bibliographe allemand. Nous avons vu les plus graves gazettes imprimer là-
dessus doctement les hypothèses les plus échevelées; jamais la fantaisie aux
mille couleurs ne gambada avec un comique si sérieusement dissimulé parmi ces
plates-bandes de papier imprimé qu'on offre chaque matin et chaque soir à la
soif spirituelle du plus spirituel des publics.
Entre toutes ces hypothèses fantastiques, je ne veux
retenir que quelques-unes, les plus sérieuses, pour les éliminer d'abord. — Il
s'agissait, ont dit certains, de projectiles jetés en plein jour par des avions
ennemis habilement camouflés; mais, supposé que les avions français qui ne
cessèrent de survoler la capitale aient pu être aveugles à ce point, comment
imaginer que l'ennemi n'aurait pas lancé des projectiles aussi efficaces que
possible ? Or, les fragments ramassés prouvaient qu'il s'agissait de
projectiles à parois très épaisses et par conséquent relativement peu
efficaces, puisque la capacité explosive était diminuée d'autant, et d'ailleurs
beaucoup plus lourds que s'ils avaient, à dimensions égales, été plus chargés
en explosifs. Comment supposer que des avions eussent emporté, — alors que leur
capacité portante et leur rayon d'action sont si limités, — des bombes
inutilement alourdies aux dépens de l'efficacité ? D'ailleurs, l'examen
des points de chute montra bien vite qu'il s'agissait de projectiles arrivant
latéralement et venant d'une seule direction, ce qui excluait une origine
zénithale et supposait un point de départ lointain et à peu près fixe.
En procédant ainsi par élimination, on est arrivé à
conclure qu'il ne pouvait s'agir que d'un projectile lancé de l'intérieur même
des lignes ennemies.
On a supposé pour expliquer cette portée de 120
kilomètres (car telle est à peu près la distance du « Kanon » à Paris) que
l'obus qui sortait de la pièce était un gros projectile qui en contenait à sa
partie avant un plus petit. Le premier, grâce à une fusée à temps, se comporterait
lui-même par rapport au second comme un canon, à un certain point de la
trajectoire, en le projetant lui-même en avant au moyen d'une charge de poudre
auxiliaire placée en arrière du plus petit. C'est la théorie de l’obus-gigogne (par analogie avec le jouet appelé « mère-gigogne »)
ou, pour mieux dire, de l’obus-canon. Elle me paraît inadmissible ici pour de
nombreuses raisons, notamment parce qu'on n'a pas retrouvé trace du gros obus
propulseur, et parce que le tir serait beaucoup moins précis ou du moins
comporterait des écarts bien plus considérables que ceux qui ont été observés
entre les points de chute des coups successifs. Ce qui rendrait ces écarts très
considérables, c'est que le projectile complet, comme tous les projectiles
allongés, subit des mouvements d'oscillation assez amples et fréquents sur
l'axe de la trajectoire, et que lâchant le projectile secondaire à un instant
où son inclinaison sur cet axe est forcément très variable, il devrait
s'ensuivre une dispersion considérable des points de chute.
C'est pour des motifs analogues que je ne puis
admettre non plus l'hypothèse de l'obus-fusée. On sait que les fusées de nos
feux d'artifice et certaines de celles aussi qui servent de signaux dans la
pyrotechnie militaire sont propulsées par la réaction d'une charge de poudre
qui brûle et fuse à l'arrière de l'engin. Certains ont supposé que la vitesse
de l'obus lancé des lignes allemandes pourrait être en partie conservée grâce à
un dispositif de ce genre placé à la partie arrière. Mais, outre que la
dispersion des coups serait certainement très grande dans cette hypothèse, la
reconstitution des projectiles effectivement tombés sur Paris, qui a pu être
faite au moyen des fragments recueillis, prouve qu'effectivement l'obus a un
culot plat et ne comportant aucun dispositif de cette sorte.
Cette reconstitution prouve qu'il faut également
éliminer l'hypothèse de l'obus autopropulseur, sorte de torpille aérienne
automotrice. La grande vitesse de translation de l'engin est d'ailleurs
incompatible avec cette hypothèse. Je n'insiste pas sur d'autres imaginations
encore beaucoup moins sérieuses.
Il reste donc finalement que les obus tombés sur la
région parisienne sont réellement lancés par un canon du même calibre que lui
et placé dans les lignes ennemis. Ce calibre, d'après les constatations faites,
paraît être d'ailleurs de 210 millimètres et non de 240, comme on l'avait
annoncé tout d'abord.
Si nous quittons le domaine de ces hypothèses un peu
fantaisistes, nous pouvons sur des données plus fermes essayer maintenant de
reconstituer la réalité.
S’il n'y avait pas d'atmosphère autour de ce petit
boulet, qui s'appelle la terre, et auquel le canon de la gravité imprime sa
trajectoire elliptique, tirer à 120 kilomètres de distance ne serait depuis
longtemps qu'un jeu. En effet, on peut calculer facilement les portées de tous
les canons, elles seraient fort multipliées s’il n'y avait pas la résistance de
l'air. En ce cas, ces portées dépendraient uniquement de la vitesse initiale
des obus, quels que soient leur poids et leur forme, et de l'angle de tir. La
portée aurait sa plus grande valeur quand cet angle serait égal à 45°,et je
puis indiquer un moyen mnémonique simple de savoir quelle serait alors la
portée maxima correspondant à n'importe quelle vitesse initiale : la portée
maxima, en l'absence d'air, est à peu près donnée en kilomètres par le carré de
la vitesse initiale exprimée en hectomètres. Ainsi pour une vitesse initiale de
600 mètres, couramment réalisée, cette portée serait de 36 kilomètres ; elle serait
de 28 kilomètres (le triple de la réalité) pour la vitesse initiale du 75, de
81 kilomètres pour la vitesse initiale de 900 mètres fréquemment réalisée dans
les grosses pièces de marine, de 144 kilomètres pour la vitesse initiale de 1
200 mètres à la seconde qu'on a réalisée dans certaines pièces de marine (le 65
millimètres notamment) de calibre moyen.
Malheureusement la résistance de l'air intervient et
elle bouleverse complètement cette belle simplicité des choses. Non seulement
elle réduit beaucoup la portée maxima de tous les canons, mais elle la réduit
inégalement suivant les vitesses initiales, suivant la forme du projectile, son
calibre et son poids. Elle a une influence retardatrice d'autant plus grande
que la vitesse initiale est plus faible, car cette influence fait plus que
quadrupler quand cette vitesse double.
D'autre part, et j'en ai déjà expliqué ici même les
raisons naguère, plus un obus à vitesse initiale donnée est lourd, plus il
conserve longtemps sa vitesse dans l'air et plus sa portée est grande. La forme
du projectile intervient également beaucoup pour vaincre plus ou moins la
résistance de l'air. C'est pourquoi on a été amené à donner aux obus une forme
cylindro-ogivale; c'est pourquoi aussi on a amélioré la balistique du fusil en
donnant à la balle actuelle de notre Lebel, balle D, la forme d'un cylindre
terminé par une ogive non seulement à l'avant, mais aussi à l'arrière. Des
études se poursuivent depuis longtemps chez les divers belligérants pour donner
également aux obus une forme biogivale. Il était donc naturel de supposer que
telle est la forme des obus tombés sur Paris : en fait, il n'en est rien et
ceux-ci ont un culot parfaitement plat (sur lequel est vissée intérieurement la
fusée). En revanche, des constatations faites par M. Kling, directeur du
laboratoire municipal, il résulte que l'avant de ces obus est recouvert d'une
coiffe en tôle très allongée dont la forme a dû être évidemment étudiée au
point de vue de la résistance aérienne, et qui est si longue qu'elle double
presque la longueur du projectile.
Cette coiffe recèle-t-elle dans ses flancs mystérieux
quelque dispositif secret qui assurerait de son côté un meilleur glissement
dans l'air ? Je ne le crois pas, parce qu'on n'en a point trouvé trace, et
parce que, comme on va voir, il n'est pas besoin d'instaurer des hypothèses
sans fondement pour expliquer les choses.
A ce propos d'ailleurs la presse a parlé du dispositif
étudié secrètement chez nous depuis quelque temps par le Russe Chilowski.. Je
ne voudrais pas jouer ici les Fouquier-Tinville, mais je ne puis m'abstenir de
déplorer profondément cette divulgation d'une invention dont l'ennemi ignorait
évidemment l'existence et dont il ne manquera pas de tirer parti. Le procédé
Chiloswki (on peut en parler puisque la presse en a fait des descriptions que
j'ai vues reproduites, depuis, dans la presse allemande) consiste, à l'aide
d'une fusée spéciale, à créer à l'avant de l'obus une couche de gaz chauds
qu'il entraîne avec lui et à travers laquelle il se déplace. L'idée théorique à
première vue assez étrange qui a amené la création de ce dispositif, a
effectivement et à l'étonnement de beaucoup de spécialistes, procuré des
augmentations notables de portée pour un projectile et une vitesse initiale
donnés. — Mais je suis convaincu que les Allemands n'ont pas employé un procédé
de ce genre, parce qu'on n'en a trouvé aucune trace, et surtout parce que dans
leur tir sur Paris ils n'avaient pas besoin d'atténuer la résistance de l'air,
puisqu'elle était, comme nous allons voir, pratiquement inexistante sur la plus
grande partie de la trajectoire.
Lorsque, il y a deux ans, les Allemands tirèrent sur
Dunkerque à 38 kilomètres de distance des obus de 380, on cria d'abord à
l'impossibilité. Mais les impossibilités théoriques doivent toujours, depuis
Bacon, céder le pas aux possibilités pratiques. Ainsi on ne tarda pas à
constater que le tir sur Dunkerque était parfaitement d'accord avec le calcul,
car la balistique, comme toutes les théories, sait à l'occasion s'adapter avec une
merveilleuse souplesse aux faits même imprévus. En fait, les ressources
antérieures de la balistique auraient parfaitement permis de prévoir le tir sur
Dunkerque ; car il avait suffi, pour le réaliser, de prendre une grosse pièce
de marine et de l'installer à terre sur un affût spécial, de l'incliner sur
l'horizon d'environ 45° (ce qu'évidemment on ne fait jamais dans des tirs
navals). La portée ainsi réalisée s'expliquait fort bien alors et correspondait
à la vitesse initiale des gros projectiles de 380 qui est supérieure à 800
mètres à la seconde.
Il avait suffi pour cela de faire du tir courbe avec
une grosse pièce à grande vitesse initiale, tandis qu'antérieurement il était
d'usage, pour des raisons que j'ai données ici naguère, d'utiliser les grandes
vitesses initiales des canons longs pour le tir de plein fouet et les obusiers
à faibles vitesses initiales pour les tirs courbes.
Autrement dit, il avait suffi de tirer avec les canons
longs en les considérant comme des obusiers.
Pourquoi cela n'avait-il pas été fait antérieurement
par nous, ni d'ailleurs par l'ennemi, bien que ce fût si facile ? Précisément
parce qu'un tir de ce genre ne pouvait donner que des portées énormes pour
lesquelles un tir précis est impossible. — Il est évident en effet que tirer à
38 kilomètres de distance sur un objectif militaire : cuirassé, fort, chemin de
fer, camp, dépôt de munitions ou d'hommes est une impossibilité pratique à
cause de la dispersion des coups à une telle distance et de l'impossibilité de
« serrer la fourchette » et d'atteindre des objectifs de dimensions aussi
restreintes.
Si les Allemands se sont décidés à faire des tirs de
ce genre, c'est précisément parce qu'ils se souciaient peu que l'objectif fût
militaire ou non. Dans ces conditions,cherchant à toucher Dunkerque n'importe
où, et non pas dans ses œuvres vives militaires, il n'était nullement
surprenant qu'à 38 kilomètres de distance ils fussent assurés, en tapant dans
le tas, de toucher en quelque point une cité de plusieurs kilomètres de
largeur.
En un mot, c'est la noblesse de la conception
naïvement chevaleresque que la France se faisait de la guerre qui est cause que
les artilleurs ne s'étaient pas préoccupés du tir courbe à très grande portée.
Ainsi s'explique, — et je dis ceci sans nulle ironie, — que nos cours
militaires classiques de balistique d'avant la guerre, après avoir étudié le
tir de plein fouet à grande vitesse et le tir courbe à faible vitesse, et amené
à un très haut degré de perfection la solution de ces problèmes, pouvaient ajouter
(je cite textuellement) : « Il n'en est pas de même, à l'heure actuelle, du cas
intermédiaire du tir courbe à grande vitesse, heureusement beaucoup moins
intéressant en pratique. »
C'est évidemment dans cette direction inexplorée ou du
moins peu explorée que les Allemands ont travaillé pour réaliser le tir sur
Dunkerque d'abord, puis le tir sur Paris. Mais le tir sur Dunkerque portait à
38 kilomètres; le tir sur Paris porte à 120 kilomètres, plus du triple. Or le tir de Dunkerque avait été obtenu avec le plus
puissant canon tirant sous l'angle de portée maxima. Pour réaliser le tir sur
Paris il fallait avoir recours à des moyens nouveaux. Quels furent ces moyens ?
Le jour même où les premiers obus de 210 tombèrent sur Paris j'ai hasardé
l'hypothèse, que les Allemands avaient dû simplement avoir recours à des
vitesses initiales notablement plus grandes que celles des 380 dans le dessein
d'obtenir une trajectoire qui monte très haut dans l’atmosphère et dont presque
toute la longueur traverse des couches raréfiées où la résistance de l'air est
à peu près nulle. Cette hypothèse que j'avais risquée, avec quelque méfiance,
je l'avoue, paraît effectivement confirmée aujourd'hui, et notamment par nos
ennemis mêmes. Le général allemand Rohne, qui est un spécialiste depuis
longtemps connu des questions d'artillerie, vient en effet de publier dans la Gazette
de Voss quelques données techniques
sur le bombardement de Paris, qui confirment nettement l'hypothèse précédente,
laquelle est dès maintenant admise par la plupart des spécialistes.
Théoriquement, la hauteur maximale la trajectoire
correspondant à une portée de 120 kilomètres doit être de 30 kilomètres. Telle
doit être à peu près l'altitude atteinte par la trajectoire réelle qui nous
intéresse, et dont la longueur, voisine de 200 kilomètres, se déroule, pour la
plus grande partie, dans un air très raréfié.
Si l'on considère comme exacte la formule de Laplace
qui indique la densité de l'air aux diverses altitudes (et elle n'est
certainement vraie qu'en première approximation), on trouve que la résistance
de l'air à 18 kilomètres de haut n'est même pas le centième de ce qu'elle est
au niveau du sol, et à 30 kilomètres de haut, elle est au plus quinze cents
fois plus faible que près du sol. L'obus qui nous vient de 120 kilomètres
parcourt donc la plus grande partie de sa course dans un air dont la résistance
et l'influence retardatrice sont pratiquement nulles. Calculer cette influence
exactement doit être pratiquement impossible, car nous ne connaissons pas la loi
exacte de décroissance de la densité de l’air à plusieurs dizaines de
kilomètres au-dessus du sol. A ces hauteurs, d'ailleurs, la balistique est
presque de l’astronomie.
L'important est donc que le projectile ait une vitesse
initiale suffisante pour traverser très rapidement les couches basses de
l'atmosphère et arriver aussi vite que possible dans celles où il suivra
pratiquement la même trajectoire que dans le vide.
Nous manquons de données précises sur la vitesse
initiale du canon de 380 qui bombarda Dunkerque. Est-elle plus près de 800
mètres à la seconde, comme certains l'ont dit, que de 900 mètres? Adoptons,
pour fixer les idées, une valeur intermédiaire de 850 mètres, qui est voisine
de la vitesse initiale des gros canons des derniers cuirassés anglais
construits avant la guerre. La portée théorique serait dans ces conditions de
72 kilomètres. Elle est réellement de plus de la moitié.
Si on augmente la vitesse initiale, la résistance de
l'air au départ et à l'arrivée sera augmentée; mais en revanche, elle sera fort
diminuée, dans la partie la plus longue et la plus élevée de la trajectoire.
Admettons en première approximation et pour simplifier, que ces deux actions se
compensent à peu près; et que la portée réelle soit donc quadruplée quand la
vitesse initiale est doublée. Il s'ensuit que, toutes choses égales d'ailleurs,
pour porter à 420 kilomètres notre obus de 380, il faudrait lui imprimer une
vitesse initiale d'environ 1 500 mètres. En réalité, il faudrait lui imprimer
une vitesse bien moindre, car des deux actions antagonistes que nous venons
d'examiner, il est bien certain que c'est celle de la raréfaction de l'air avec
l'altitude qui l'emporte. — Il est donc probable qu'une vitesse de 1 300 à 1
400 mètres suffirait. — Mais les pièces de 380 ne sont point construites pour
résister aux pressions que supposent de telles vitesses initiales. Les
Allemands ont donc résolu cette partie du problème par divers artifices : ils
ont adopté un calibre plus petit : 210 millimètres, et on a de bonnes raisons de
supposer que le canon qui nous intéresse a été obtenu en retubant un tube de
210 dans un canon plus gros, sans doute de 380, ce qui a fourni un tube
beaucoup plus solidement fretté et capable, par conséquent, de subir une
pression de poudre plus grande.
D'autre part la vitesse initiale dépend de la longueur
du tube en fonction du calibre. Cette longueur jadis toujours faible à cause de
l'imperfection des poudres noires a augmenté peu à peu (sauf dans les obusiers
et mortiers) et elle est couramment de 50 et 60 calibres dans les pièces
marines. C'est devenu possible grâce à la progressivité des poudres pyroxylées
qui peuvent être préparées en paquets brûlant progressivement à mesure que le
projectile s'éloigne vers la bouche et achevant de brûler lorsqu'il sort du
canon. Si le 210 dont nous parlons a été retubé dans un 380, il aurait à peu
près 100 calibres de longueur, ce qui contribuerait à assurer à l'obus une
grande vitesse initiale.
Enfin dans la construction même de l'obus les
Allemands ont réalisé (comme le prouve l'examen des fragments recueillis) une
idée depuis longtemps expérimentée en France et qui, en contribuant à augmenter
la vitesse initiale, facilite l'ascension rapide de l'obus dans les couches
atmosphériques raréfiées : c'est la rayure préalable de l'obus dans l'acier de
sa surface extérieure. Il est certain en effet qu'en rayant d'avance, dans sa
paroi même, un obus, au lieu de lui adjoindre la classique ceinture en cuivre
qui est rayée à forcement, au moment du départ, on obtiendra les avantages
suivants: 1° l'effort de ce forcement qui tend à ralentir la vitesse initiale
est supprimé; 2° l'obus étant guidé dans la pièce sur une grande partie de sa
longueur et non plus sur l'étroite bande de la ceinture et pouvant d'ailleurs y
tourner plus vite (sans le risque de décollement de la ceinture qui limite
habituellement les pressions initiales admissibles) est mieux assuré sur sa
trajectoire à la sortie et par conséquent n'a pas sur celle-ci les mouvements
d'oscillation qui, dans les tirs ordinaires, augmentent beaucoup la résistance
de l'air et, partant, réduisent la portée.
Il convient d'ailleurs de remarquer que le canon qui
lance ce projectile doit en conséquence, et contrairement aux canons
ordinaires, avoir une rayure intérieure de pas uniforme.
Ces heureuses dispositions doivent évidemment
compenser largement les effets aggravants que le calibre assez réduit de '210
millimètres doit avoir sur la résistance de l'air dans la première partie de la
trajectoire.
La petitesse du volume et du poids de ce projectile,
la petitesse de sa longueur dont certains se sont étonnés, a d'ailleurs un gros
avantage sur lequel l'attention a été attirée par M. Georges Claude, dont les
brillantes qualités de finesse scientifique se sont à nouveau manifestées à
propos de ce problème : le projectile étant moins lourd, une même pression lui
communique une vitesse initiale bien plus grande. Il perdrait en revanche, il
est vrai, plus rapidement cette vitesse, mais son arrivée rapide dans les
couches où la résistance aérienne s'évanouit ne lui en laisse guère le temps.
M. Georges Claude estime comme moi qu'une vitesse initiale de l'ordre de 1 300
mètres par seconde doit suffire dans ces conditions pour expliquer les portées
observées.
Enfin, il a pensé que, précisément dans le dessein de
faire gagner plus vite à l'obus les couches aériennes élevées, les Allemands
avaient dû le tirer sous un angle supérieur à 45", sachant que la perte
théorique de portée ainsi produite serait pratiquement compensée, et au delà,
par la conservation de la vitesse au sommet de la trajectoire. Effectivement,
dans le journal allemand que nous avons cité, le général Rohne indique que
l'angle de tir utilisé est de 55°. — Ceci encore, quoique réel, est contraire
aux prévisions de la balistique classique, je veux dire de la balistique des
couches basses de l'atmosphère, qui exige (et avec raison) que dans l'air
homogène l'angle de tir correspondant à la portée maxima soit inférieur à sa
valeur théorique dans le vide, qui est de 45°.
Quelques remarques, pour terminer, sur l'efficacité
des obus qui tombent sur la région parisienne. Il est certainement établi que,
toutes choses égales d'ailleurs, ces projectiles sont bien moins efficaces que
la moindre bombe d'avions (à des exceptions près, comme l'église bombardée le
vendredi saint, mais où les fidèles furent victimes moins de l'obus lui-même
que de la chute de la voûte qu'il avait provoquée). Cela provient de ce qu'il
est proportionnellement moins chargé en explosif à cause de l'épaisseur relativement
grande qu'il a fallu donner aux parois pour qu'elles résistent à la percussion
formidable du coup du départ et au danger d'éclatement centrifuge dû à sa
rotation rapide.
On s'est demandé comment, à 120 kilomètres de
distance, on pouvait ainsi frapper Paris. Mais il ne faut pas oublier que Paris
a 10 kilomètres de diamètre en moyenne. Il n'est peut-être pas tout à fait
aussi facile de toucher un but de 10 kilomètres de diamètre à 120 kilomètres
qu'un but de 10 mètres à 120 mètres; mais la difficulté ne doit pas être
énormément plus grande.
Tous les éléments de la trajectoire ont dû être en
effet calculés par les artilleurs du canon monstre d'après les expériences
préliminaires qu'ils n'ont pas manqué de faire avec lui dans une de ces landes
désertes si nombreuses dans l'Allemagne du Nord. Les principales causes
extérieures d'irrégularités du tir proviennent des variations atmosphériques.
Celles-ci doivent évidemment être déterminées avant chaque tir, suivant un
procédé classique, au moyen d'une pièce auxiliaire sur un but auxiliaire
visible. Ces causes perturbatrices ne s'exercent d'ailleurs qu'au début et à la
fin delà trajectoire et doivent être sensiblement nulles dans sa plus grande
partie, là où il n'y a pratiquement ni air ni vent et où la température est
constante.
Ainsi s'explique qu'à pareille distance un tir qui,
fait dans les couches basses de l'atmosphère, serait déréglé soit relativement précis.
Telles sont quelques-unes des réflexions que suggère
le « Kanon » assassin dont l'invisible et fantastique trajectoire, montant à
six fois la hauteur du Mont Blanc, réunit Paris au cœur même de la bataille. On
ne peut nier que la technique ennemie ait fait là une chose remarquable au
point de vue de la physique... sinon de la morale. Car ces deux choses n'ont
pas plus de rapports entre elles que n'en ont souvent le physique et le moral.
Charles
Nordmann.
(Pour aller plus loin, une page technique sur le Canon de Paris)
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