samedi 2 mai 2015

NORDMANN - LE CANON QUI BOMBARDE PARIS


Charles NORDMANN – LE CANON QUI BOMBARDE PARIS
(Article publié dans la Revue des Deux Mondes – 15 avril 1918)


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Il faut remonter à l'époque du dernier passage de la comète de Halley, il y a huit ans... huit siècles, pour trouver un phénomène relevant de la science et comparable, par l'intérêt et les discussions qu'il a soulevés, au bombardement prodigieux de Paris par une pièce à longue portée. Encore dans ce temps-là, dont nous apprécions seulement aujourd'hui la douceur pacifique et un peu terne, la sensibilité publique était vierge des émotions fortement motivées qui l'ont peu à peu aguerrie et trempée.

Malgré cela, il est certain qu'une vaste stupéfaction, une curiosité qui ne laissait presque plus de place à aucun autre sentiment, s'emparèrent des Parisiens lorsque le communiqué officiel, — cette forme ultra-moderne de la vérité révélée, — annonça que c'était bien un canon allemand dont les projectiles, l'autre samedi, avaient éclaté sur la capitale. Cela parut à tout le monde « éno-orme, » comme eût dit Flaubert. L'étonnement fut général. Il le fut dans le public ; il le fut davantage peut-être parmi beaucoup de spécialistes de l'artillerie. Et la chose la plus étonnante, dans tout cela, fut peut- être précisément cet étonnement de beaucoup d'artilleurs. Nous allons montrer, en effet, qu'il n'y a rien là dedans de mystérieux, rien qui ne s'explique assez simplement sans avoir recours à aucune hypothèse absurde, à l'aide seulement de données non seulement réelles, mais véritablement fort anciennes.


Du point de vue psychologique, du point de vue de cette offensive morale qui fait partie de l'arsenal stratégique ennemi, il est donc certain d'abord que le sentiment dominant provoqué par ce phénomène balistique a été la curiosité, et nullement la terreur, comme l'espéraient les Allemands. Il y aurait beaucoup à dire sur ce côté psychologique du problème, mais cela n'entre point dans mon sujet, qui est aujourd'hui purement technique. Pourtant certaines réflexions que suggère le calcul des probabilités et sur lesquelles on n'a, à mon avis, pas assez attiré l'attention, s'imposent ici. Elles seront de nature à raffermir le calme, d'ailleurs en général très grand, de la population parisienne, et par conséquent à annihiler les effets de l'effort ennemi qui a évidemment pour but, en bombardant la capitale, de l'énerver, d'amollir, d'ébranler Paris, cœur et centre nerveux du pays, et de saper indirectement la force de résistance française. Les remarques suivantes s'appliquent à la fois aux bombardements par gothas et à ceux du canon monstre : Lorsqu'on parle de dix tués, de vingt tués, cela paraît, au premier abord, fort impressionnant. En réalité, si navrante et si digne de respect que soit une seule mort innocente causée par la barbarie ennemie, c'est fort peu de chose, si l'on raisonne non plus avec ses nerfs, mais avec les chiffres impavides, et si l'on considère en ces matières ce que les algébristes appellent les rapports et les proportions. Vingt tués sur une population de trois millions d'habitants, cela représente à peine une proportion d'un cent-cinquante millième. Or, il est certain que ce chiffre est et restera très inférieur à la moyenne journalière des victimes des bombardements ennemis. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que chaque fois que Paris est bombardé, il y a beaucoup moins lieu pour chaque Parisien de s'affoler que s'il habitait une ville de 150 000 habitants (donc beaucoup plus importante que Rouen ou Nancy), où chaque bombardement ne tuerait jamais qu'une personne au maximum.

Il ne faut pas oublier que la mortalité diurne moyenne à Paris est d'environ cent cinquante personnes. Tout ce que pourront faire les bombardements c'est au maximum qu'il y meure sept personnes là où il en mourait normalement six. L'ordre de grandeur de la mortalité n'en est même pas changé.

Autrement dit, les victimes des bombardements par gothas ou canon à longue portée sont beaucoup moins nombreuses chaque jour que les victimes d'accidents de la rue. Elles sont également beaucoup moins nombreuses que celles des précautions prises, et je n'entends point parler ici des victimes de paniques comme celle qui a eu lieu dans une station du métro, mais seulement des gens que les bronchites, les pneumonies, les refroidissements mortels guettent dans leurs caves, ou dans la hâte de leurs déplacements nocturnes en costumes trop légers. A cet égard, les statistiques municipales seraient fort édifiantes.

En exposant ici ces choses, a priori paradoxales, et presque choquantes j'en conviens, je ne veux nullement m'élever contre des précautions légitimes que la préfecture de police a recommandées et que chacun est libre de suivre. Je veux seulement montrer que, en tout état de cause, le danger couru par chacun est entièrement faible et ne justifie en aucun cas un énervement quelconque.

Ayant ainsi établi que ce serait tomber lourdement dans le piège ennemi que de s'exagérer,  — si déplorables que soient les morts causées par eux, — le danger des bombardements de Paris tant du haut des airs que par le fameux canon, il me reste à examiner ce qu'est celui-ci, comment il a pu être réalisé, et pourquoi aussi il a paru d'abord si étonnant.

Tout ce qu'on a dit pour expliquer l'arrivée des fameux obus est inimaginable ; dans les cafés, dans les salles à manger et les salles de rédaction, dans les bureaux administratifs, un instant réveillés de leur douce somnolence, dans les caves, ces derniers salons où l'on cause, il n'a guère été question, depuis lors, que de cela, et l'offensive allemande dont dépend aujourd'hui le sort du monde en fut presque éclipsée. Je ne veux point croire que beaucoup de Parisiens furent en cela pareils à ces enfants qu'un jouet distrait du drame le plus terrible. J'aime mieux penser qu'en paraissant oublier la bataille pour « leur » canon, ils obéissaient instinctivement à cette pudeur qui commande aux langues le respect de l'attente silencieuse, tandis que les bras sculptent là-bas l'action immortelle.

A côté de ce qu'on a dit du « canon, » du « Kanon, » ce qu'on en a écrit depuis quinze jours n'est guère; et pourtant le soin de le lire, de le réunir, de le relever découragerait même un bibliographe allemand. Nous avons vu les plus graves gazettes imprimer là- dessus doctement les hypothèses les plus échevelées; jamais la fantaisie aux mille couleurs ne gambada avec un comique si sérieusement dissimulé parmi ces plates-bandes de papier imprimé qu'on offre chaque matin et chaque soir à la soif spirituelle du plus spirituel des publics.

Entre toutes ces hypothèses fantastiques, je ne veux retenir que quelques-unes, les plus sérieuses, pour les éliminer d'abord. — Il s'agissait, ont dit certains, de projectiles jetés en plein jour par des avions ennemis habilement camouflés; mais, supposé que les avions français qui ne cessèrent de survoler la capitale aient pu être aveugles à ce point, comment imaginer que l'ennemi n'aurait pas lancé des projectiles aussi efficaces que possible ? Or, les fragments ramassés prouvaient qu'il s'agissait de projectiles à parois très épaisses et par conséquent relativement peu efficaces, puisque la capacité explosive était diminuée d'autant, et d'ailleurs beaucoup plus lourds que s'ils avaient, à dimensions égales, été plus chargés en explosifs. Comment supposer que des avions eussent emporté, — alors que leur capacité portante et leur rayon d'action sont si limités, — des bombes inutilement alourdies aux dépens de l'efficacité ? D'ailleurs, l'examen des points de chute montra bien vite qu'il s'agissait de projectiles arrivant latéralement et venant d'une seule direction, ce qui excluait une origine zénithale et supposait un point de départ lointain et à peu près fixe.

En procédant ainsi par élimination, on est arrivé à conclure qu'il ne pouvait s'agir que d'un projectile lancé de l'intérieur même des lignes ennemies.

On a supposé pour expliquer cette portée de 120 kilomètres (car telle est à peu près la distance du « Kanon » à Paris) que l'obus qui sortait de la pièce était un gros projectile qui en contenait à sa partie avant un plus petit. Le premier, grâce à une fusée à temps, se comporterait lui-même par rapport au second comme un canon, à un certain point de la trajectoire, en le projetant lui-même en avant au moyen d'une charge de poudre auxiliaire placée en arrière du plus petit. C'est la théorie de l’obus-gigogne (par analogie avec le jouet appelé « mère-gigogne ») ou, pour mieux dire, de l’obus-canon. Elle me paraît inadmissible ici pour de nombreuses raisons, notamment parce qu'on n'a pas retrouvé trace du gros obus propulseur, et parce que le tir serait beaucoup moins précis ou du moins comporterait des écarts bien plus considérables que ceux qui ont été observés entre les points de chute des coups successifs. Ce qui rendrait ces écarts très considérables, c'est que le projectile complet, comme tous les projectiles allongés, subit des mouvements d'oscillation assez amples et fréquents sur l'axe de la trajectoire, et que lâchant le projectile secondaire à un instant où son inclinaison sur cet axe est forcément très variable, il devrait s'ensuivre une dispersion considérable des points de chute.

C'est pour des motifs analogues que je ne puis admettre non plus l'hypothèse de l'obus-fusée. On sait que les fusées de nos feux d'artifice et certaines de celles aussi qui servent de signaux dans la pyrotechnie militaire sont propulsées par la réaction d'une charge de poudre qui brûle et fuse à l'arrière de l'engin. Certains ont supposé que la vitesse de l'obus lancé des lignes allemandes pourrait être en partie conservée grâce à un dispositif de ce genre placé à la partie arrière. Mais, outre que la dispersion des coups serait certainement très grande dans cette hypothèse, la reconstitution des projectiles effectivement tombés sur Paris, qui a pu être faite au moyen des fragments recueillis, prouve qu'effectivement l'obus a un culot plat et ne comportant aucun dispositif de cette sorte.

Cette reconstitution prouve qu'il faut également éliminer l'hypothèse de l'obus autopropulseur, sorte de torpille aérienne automotrice. La grande vitesse de translation de l'engin est d'ailleurs incompatible avec cette hypothèse. Je n'insiste pas sur d'autres imaginations encore beaucoup moins sérieuses.

Il reste donc finalement que les obus tombés sur la région parisienne sont réellement lancés par un canon du même calibre que lui et placé dans les lignes ennemis. Ce calibre, d'après les constatations faites, paraît être d'ailleurs de 210 millimètres et non de 240, comme on l'avait annoncé tout d'abord.

Si nous quittons le domaine de ces hypothèses un peu fantaisistes, nous pouvons sur des données plus fermes essayer maintenant de reconstituer la réalité.

S’il n'y avait pas d'atmosphère autour de ce petit boulet, qui s'appelle la terre, et auquel le canon de la gravité imprime sa trajectoire elliptique, tirer à 120 kilomètres de distance ne serait depuis longtemps qu'un jeu. En effet, on peut calculer facilement les portées de tous les canons, elles seraient fort multipliées s’il n'y avait pas la résistance de l'air. En ce cas, ces portées dépendraient uniquement de la vitesse initiale des obus, quels que soient leur poids et leur forme, et de l'angle de tir. La portée aurait sa plus grande valeur quand cet angle serait égal à 45°,et je puis indiquer un moyen mnémonique simple de savoir quelle serait alors la portée maxima correspondant à n'importe quelle vitesse initiale : la portée maxima, en l'absence d'air, est à peu près donnée en kilomètres par le carré de la vitesse initiale exprimée en hectomètres. Ainsi pour une vitesse initiale de 600 mètres, couramment réalisée, cette portée serait de 36 kilomètres ; elle serait de 28 kilomètres (le triple de la réalité) pour la vitesse initiale du 75, de 81 kilomètres pour la vitesse initiale de 900 mètres fréquemment réalisée dans les grosses pièces de marine, de 144 kilomètres pour la vitesse initiale de 1 200 mètres à la seconde qu'on a réalisée dans certaines pièces de marine (le 65 millimètres notamment) de calibre moyen.

Malheureusement la résistance de l'air intervient et elle bouleverse complètement cette belle simplicité des choses. Non seulement elle réduit beaucoup la portée maxima de tous les canons, mais elle la réduit inégalement suivant les vitesses initiales, suivant la forme du projectile, son calibre et son poids. Elle a une influence retardatrice d'autant plus grande que la vitesse initiale est plus faible, car cette influence fait plus que quadrupler quand cette vitesse double.

D'autre part, et j'en ai déjà expliqué ici même les raisons naguère, plus un obus à vitesse initiale donnée est lourd, plus il conserve longtemps sa vitesse dans l'air et plus sa portée est grande. La forme du projectile intervient également beaucoup pour vaincre plus ou moins la résistance de l'air. C'est pourquoi on a été amené à donner aux obus une forme cylindro-ogivale; c'est pourquoi aussi on a amélioré la balistique du fusil en donnant à la balle actuelle de notre Lebel, balle D, la forme d'un cylindre terminé par une ogive non seulement à l'avant, mais aussi à l'arrière. Des études se poursuivent depuis longtemps chez les divers belligérants pour donner également aux obus une forme biogivale. Il était donc naturel de supposer que telle est la forme des obus tombés sur Paris : en fait, il n'en est rien et ceux-ci ont un culot parfaitement plat (sur lequel est vissée intérieurement la fusée). En revanche, des constatations faites par M. Kling, directeur du laboratoire municipal, il résulte que l'avant de ces obus est recouvert d'une coiffe en tôle très allongée dont la forme a dû être évidemment étudiée au point de vue de la résistance aérienne, et qui est si longue qu'elle double presque la longueur du projectile.

Cette coiffe recèle-t-elle dans ses flancs mystérieux quelque dispositif secret qui assurerait de son côté un meilleur glissement dans l'air ? Je ne le crois pas, parce qu'on n'en a point trouvé trace, et parce que, comme on va voir, il n'est pas besoin d'instaurer des hypothèses sans fondement pour expliquer les choses.

A ce propos d'ailleurs la presse a parlé du dispositif étudié secrètement chez nous depuis quelque temps par le Russe Chilowski.. Je ne voudrais pas jouer ici les Fouquier-Tinville, mais je ne puis m'abstenir de déplorer profondément cette divulgation d'une invention dont l'ennemi ignorait évidemment l'existence et dont il ne manquera pas de tirer parti. Le procédé Chiloswki (on peut en parler puisque la presse en a fait des descriptions que j'ai vues reproduites, depuis, dans la presse allemande) consiste, à l'aide d'une fusée spéciale, à créer à l'avant de l'obus une couche de gaz chauds qu'il entraîne avec lui et à travers laquelle il se déplace. L'idée théorique à première vue assez étrange qui a amené la création de ce dispositif, a effectivement et à l'étonnement de beaucoup de spécialistes, procuré des augmentations notables de portée pour un projectile et une vitesse initiale donnés. — Mais je suis convaincu que les Allemands n'ont pas employé un procédé de ce genre, parce qu'on n'en a trouvé aucune trace, et surtout parce que dans leur tir sur Paris ils n'avaient pas besoin d'atténuer la résistance de l'air, puisqu'elle était, comme nous allons voir, pratiquement inexistante sur la plus grande partie de la trajectoire.

Lorsque, il y a deux ans, les Allemands tirèrent sur Dunkerque à 38 kilomètres de distance des obus de 380, on cria d'abord à l'impossibilité. Mais les impossibilités théoriques doivent toujours, depuis Bacon, céder le pas aux possibilités pratiques. Ainsi on ne tarda pas à constater que le tir sur Dunkerque était parfaitement d'accord avec le calcul, car la balistique, comme toutes les théories, sait à l'occasion s'adapter avec une merveilleuse souplesse aux faits même imprévus. En fait, les ressources antérieures de la balistique auraient parfaitement permis de prévoir le tir sur Dunkerque ; car il avait suffi, pour le réaliser, de prendre une grosse pièce de marine et de l'installer à terre sur un affût spécial, de l'incliner sur l'horizon d'environ 45° (ce qu'évidemment on ne fait jamais dans des tirs navals). La portée ainsi réalisée s'expliquait fort bien alors et correspondait à la vitesse initiale des gros projectiles de 380 qui est supérieure à 800 mètres à la seconde.

Il avait suffi pour cela de faire du tir courbe avec une grosse pièce à grande vitesse initiale, tandis qu'antérieurement il était d'usage, pour des raisons que j'ai données ici naguère, d'utiliser les grandes vitesses initiales des canons longs pour le tir de plein fouet et les obusiers à faibles vitesses initiales pour les tirs courbes.

Autrement dit, il avait suffi de tirer avec les canons longs en les considérant comme des obusiers.

Pourquoi cela n'avait-il pas été fait antérieurement par nous, ni d'ailleurs par l'ennemi, bien que ce fût si facile ? Précisément parce qu'un tir de ce genre ne pouvait donner que des portées énormes pour lesquelles un tir précis est impossible. — Il est évident en effet que tirer à 38 kilomètres de distance sur un objectif militaire : cuirassé, fort, chemin de fer, camp, dépôt de munitions ou d'hommes est une impossibilité pratique à cause de la dispersion des coups à une telle distance et de l'impossibilité de « serrer la fourchette » et d'atteindre des objectifs de dimensions aussi restreintes.

Si les Allemands se sont décidés à faire des tirs de ce genre, c'est précisément parce qu'ils se souciaient peu que l'objectif fût militaire ou non. Dans ces conditions,cherchant à toucher Dunkerque n'importe où, et non pas dans ses œuvres vives militaires, il n'était nullement surprenant qu'à 38 kilomètres de distance ils fussent assurés, en tapant dans le tas, de toucher en quelque point une cité de plusieurs kilomètres de largeur.

En un mot, c'est la noblesse de la conception naïvement chevaleresque que la France se faisait de la guerre qui est cause que les artilleurs ne s'étaient pas préoccupés du tir courbe à très grande portée. Ainsi s'explique, — et je dis ceci sans nulle ironie, — que nos cours militaires classiques de balistique d'avant la guerre, après avoir étudié le tir de plein fouet à grande vitesse et le tir courbe à faible vitesse, et amené à un très haut degré de perfection la solution de ces problèmes, pouvaient ajouter (je cite textuellement) : « Il n'en est pas de même, à l'heure actuelle, du cas intermédiaire du tir courbe à grande vitesse, heureusement beaucoup moins intéressant en pratique. »

C'est évidemment dans cette direction inexplorée ou du moins peu explorée que les Allemands ont travaillé pour réaliser le tir sur Dunkerque d'abord, puis le tir sur Paris. Mais le tir sur Dunkerque portait à 38 kilomètres; le tir sur Paris porte à 120 kilomètres, plus du triple. Or le tir de Dunkerque avait été obtenu avec le plus puissant canon tirant sous l'angle de portée maxima. Pour réaliser le tir sur Paris il fallait avoir recours à des moyens nouveaux. Quels furent ces moyens ? Le jour même où les premiers obus de 210 tombèrent sur Paris j'ai hasardé l'hypothèse, que les Allemands avaient dû simplement avoir recours à des vitesses initiales notablement plus grandes que celles des 380 dans le dessein d'obtenir une trajectoire qui monte très haut dans l’atmosphère et dont presque toute la longueur traverse des couches raréfiées où la résistance de l'air est à peu près nulle. Cette hypothèse que j'avais risquée, avec quelque méfiance, je l'avoue, paraît effectivement confirmée aujourd'hui, et notamment par nos ennemis mêmes. Le général allemand Rohne, qui est un spécialiste depuis longtemps connu des questions d'artillerie, vient en effet de publier dans la Gazette de Voss quelques données techniques sur le bombardement de Paris, qui confirment nettement l'hypothèse précédente, laquelle est dès maintenant admise par la plupart des spécialistes.

Théoriquement, la hauteur maximale la trajectoire correspondant à une portée de 120 kilomètres doit être de 30 kilomètres. Telle doit être à peu près l'altitude atteinte par la trajectoire réelle qui nous intéresse, et dont la longueur, voisine de 200 kilomètres, se déroule, pour la plus grande partie, dans un air très raréfié.

Si l'on considère comme exacte la formule de Laplace qui indique la densité de l'air aux diverses altitudes (et elle n'est certainement vraie qu'en première approximation), on trouve que la résistance de l'air à 18 kilomètres de haut n'est même pas le centième de ce qu'elle est au niveau du sol, et à 30 kilomètres de haut, elle est au plus quinze cents fois plus faible que près du sol. L'obus qui nous vient de 120 kilomètres parcourt donc la plus grande partie de sa course dans un air dont la résistance et l'influence retardatrice sont pratiquement nulles. Calculer cette influence exactement doit être pratiquement impossible, car nous ne connaissons pas la loi exacte de décroissance de la densité de l’air à plusieurs dizaines de kilomètres au-dessus du sol. A ces hauteurs, d'ailleurs, la balistique est presque de l’astronomie.

L'important est donc que le projectile ait une vitesse initiale suffisante pour traverser très rapidement les couches basses de l'atmosphère et arriver aussi vite que possible dans celles où il suivra pratiquement la même trajectoire que dans le vide.

Nous manquons de données précises sur la vitesse initiale du canon de 380 qui bombarda Dunkerque. Est-elle plus près de 800 mètres à la seconde, comme certains l'ont dit, que de 900 mètres? Adoptons, pour fixer les idées, une valeur intermédiaire de 850 mètres, qui est voisine de la vitesse initiale des gros canons des derniers cuirassés anglais construits avant la guerre. La portée théorique serait dans ces conditions de 72 kilomètres. Elle est réellement de plus de la moitié.

Si on augmente la vitesse initiale, la résistance de l'air au départ et à l'arrivée sera augmentée; mais en revanche, elle sera fort diminuée, dans la partie la plus longue et la plus élevée de la trajectoire. Admettons en première approximation et pour simplifier, que ces deux actions se compensent à peu près; et que la portée réelle soit donc quadruplée quand la vitesse initiale est doublée. Il s'ensuit que, toutes choses égales d'ailleurs, pour porter à 420 kilomètres notre obus de 380, il faudrait lui imprimer une vitesse initiale d'environ 1 500 mètres. En réalité, il faudrait lui imprimer une vitesse bien moindre, car des deux actions antagonistes que nous venons d'examiner, il est bien certain que c'est celle de la raréfaction de l'air avec l'altitude qui l'emporte. — Il est donc probable qu'une vitesse de 1 300 à 1 400 mètres suffirait. — Mais les pièces de 380 ne sont point construites pour résister aux pressions que supposent de telles vitesses initiales. Les Allemands ont donc résolu cette partie du problème par divers artifices : ils ont adopté un calibre plus petit : 210 millimètres, et on a de bonnes raisons de supposer que le canon qui nous intéresse a été obtenu en retubant un tube de 210 dans un canon plus gros, sans doute de 380, ce qui a fourni un tube beaucoup plus solidement fretté et capable, par conséquent, de subir une pression de poudre plus grande.

D'autre part la vitesse initiale dépend de la longueur du tube en fonction du calibre. Cette longueur jadis toujours faible à cause de l'imperfection des poudres noires a augmenté peu à peu (sauf dans les obusiers et mortiers) et elle est couramment de 50 et 60 calibres dans les pièces marines. C'est devenu possible grâce à la progressivité des poudres pyroxylées qui peuvent être préparées en paquets brûlant progressivement à mesure que le projectile s'éloigne vers la bouche et achevant de brûler lorsqu'il sort du canon. Si le 210 dont nous parlons a été retubé dans un 380, il aurait à peu près 100 calibres de longueur, ce qui contribuerait à assurer à l'obus une grande vitesse initiale.

Enfin dans la construction même de l'obus les Allemands ont réalisé (comme le prouve l'examen des fragments recueillis) une idée depuis longtemps expérimentée en France et qui, en contribuant à augmenter la vitesse initiale, facilite l'ascension rapide de l'obus dans les couches atmosphériques raréfiées : c'est la rayure préalable de l'obus dans l'acier de sa surface extérieure. Il est certain en effet qu'en rayant d'avance, dans sa paroi même, un obus, au lieu de lui adjoindre la classique ceinture en cuivre qui est rayée à forcement, au moment du départ, on obtiendra les avantages suivants: 1° l'effort de ce forcement qui tend à ralentir la vitesse initiale est supprimé; 2° l'obus étant guidé dans la pièce sur une grande partie de sa longueur et non plus sur l'étroite bande de la ceinture et pouvant d'ailleurs y tourner plus vite (sans le risque de décollement de la ceinture qui limite habituellement les pressions initiales admissibles) est mieux assuré sur sa trajectoire à la sortie et par conséquent n'a pas sur celle-ci les mouvements d'oscillation qui, dans les tirs ordinaires, augmentent beaucoup la résistance de l'air et, partant, réduisent la portée.

Il convient d'ailleurs de remarquer que le canon qui lance ce projectile doit en conséquence, et contrairement aux canons ordinaires, avoir une rayure intérieure de pas uniforme.

Ces heureuses dispositions doivent évidemment compenser largement les effets aggravants que le calibre assez réduit de '210 millimètres doit avoir sur la résistance de l'air dans la première partie de la trajectoire.

La petitesse du volume et du poids de ce projectile, la petitesse de sa longueur dont certains se sont étonnés, a d'ailleurs un gros avantage sur lequel l'attention a été attirée par M. Georges Claude, dont les brillantes qualités de finesse scientifique se sont à nouveau manifestées à propos de ce problème : le projectile étant moins lourd, une même pression lui communique une vitesse initiale bien plus grande. Il perdrait en revanche, il est vrai, plus rapidement cette vitesse, mais son arrivée rapide dans les couches où la résistance aérienne s'évanouit ne lui en laisse guère le temps. M. Georges Claude estime comme moi qu'une vitesse initiale de l'ordre de 1 300 mètres par seconde doit suffire dans ces conditions pour expliquer les portées observées.

Enfin, il a pensé que, précisément dans le dessein de faire gagner plus vite à l'obus les couches aériennes élevées, les Allemands avaient dû le tirer sous un angle supérieur à 45", sachant que la perte théorique de portée ainsi produite serait pratiquement compensée, et au delà, par la conservation de la vitesse au sommet de la trajectoire. Effectivement, dans le journal allemand que nous avons cité, le général Rohne indique que l'angle de tir utilisé est de 55°. — Ceci encore, quoique réel, est contraire aux prévisions de la balistique classique, je veux dire de la balistique des couches basses de l'atmosphère, qui exige (et avec raison) que dans l'air homogène l'angle de tir correspondant à la portée maxima soit inférieur à sa valeur théorique dans le vide, qui est de 45°.

Quelques remarques, pour terminer, sur l'efficacité des obus qui tombent sur la région parisienne. Il est certainement établi que, toutes choses égales d'ailleurs, ces projectiles sont bien moins efficaces que la moindre bombe d'avions (à des exceptions près, comme l'église bombardée le vendredi saint, mais où les fidèles furent victimes moins de l'obus lui-même que de la chute de la voûte qu'il avait provoquée). Cela provient de ce qu'il est proportionnellement moins chargé en explosif à cause de l'épaisseur relativement grande qu'il a fallu donner aux parois pour qu'elles résistent à la percussion formidable du coup du départ et au danger d'éclatement centrifuge dû à sa rotation rapide.

On s'est demandé comment, à 120 kilomètres de distance, on pouvait ainsi frapper Paris. Mais il ne faut pas oublier que Paris a 10 kilomètres de diamètre en moyenne. Il n'est peut-être pas tout à fait aussi facile de toucher un but de 10 kilomètres de diamètre à 120 kilomètres qu'un but de 10 mètres à 120 mètres; mais la difficulté ne doit pas être énormément plus grande.

Tous les éléments de la trajectoire ont dû être en effet calculés par les artilleurs du canon monstre d'après les expériences préliminaires qu'ils n'ont pas manqué de faire avec lui dans une de ces landes désertes si nombreuses dans l'Allemagne du Nord. Les principales causes extérieures d'irrégularités du tir proviennent des variations atmosphériques. Celles-ci doivent évidemment être déterminées avant chaque tir, suivant un procédé classique, au moyen d'une pièce auxiliaire sur un but auxiliaire visible. Ces causes perturbatrices ne s'exercent d'ailleurs qu'au début et à la fin delà trajectoire et doivent être sensiblement nulles dans sa plus grande partie, là où il n'y a pratiquement ni air ni vent et où la température est constante.

Ainsi s'explique qu'à pareille distance un tir qui, fait dans les couches basses de l'atmosphère, serait déréglé soit relativement précis.

Telles sont quelques-unes des réflexions que suggère le « Kanon » assassin dont l'invisible et fantastique trajectoire, montant à six fois la hauteur du Mont Blanc, réunit Paris au cœur même de la bataille. On ne peut nier que la technique ennemie ait fait là une chose remarquable au point de vue de la physique... sinon de la morale. Car ces deux choses n'ont pas plus de rapports entre elles que n'en ont souvent le physique et le moral.

Charles Nordmann.

(Pour aller plus loin, une page technique sur le Canon de Paris)

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