Joseph BEDIER – NOTRE ARTILLERIE.
(Article
publié dans la Revue des Deux Mondes – 1er octobre 1918)
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A
la veille de la guerre, le Décret du 3 décembre 191S, portant règlement sur le
service en campagne, disait : « L'infanterie conquiert et conserve le
terrain... Le feu de l'artillerie n'a qu'une efficacité minime contre un adversaire
abrité. Pour amener cet adversaire à se découvrir, il faut l'attaquer avec
l'infanterie. » Ces formules représentaient alors, non pas une doctrine
particulière à l'armée française, mais la doctrine universelle, unique, réputée
intangible, la seule que les guerres du passé eussent enseignée aux Allemands
comme à nous, et ce fut, chez les Allemands et chez nous, la même surprise et
le même désarroi, quand, aux premiers mois de la lutte, l'expérience révéla une
vérité autre, provisoire elle aussi, mais qui, durant trois ans et plus, devait
régir impérieusement la guerre, celle que le général Pétain, en 1916, exprima
ainsi : « Dans la guerre, actuellement, l'artillerie conquiert le terrain,
l'infanterie l'occupe. »
Pour
passer de l'un à l'autre système, pour se ployer aux conditions d'une immense
guerre de siège, les deux adversaires durent réviser en plein combat,
bouleverser de fond en comble leurs idées, leurs méthodes, leurs règlements,
leur outillage métallurgique, leurs matériels d'artillerie,, tout refondre,
tout recréer. Ce fut, de part et d'autre, un travail prodigieux, mais qu'il
semblait impossible que la France envahie, réduite à des moyens industriels et
métallurgiques dérisoirement inférieurs, pût accomplir. Pourtant elle y a réussi,
tout en versant chaque jour, sans fin, son sang sacré. Regarder sa détresse
initiale, les obstacles accumulés contre elle, quels ressorts d'intelligence et
d'énergie elle tendit pour les réduire, c'est une façon très sûre de se
confirmer dans sa foi en elle, et d'apprendre à la chérir d'un amour, non pas
plus tendre, mais plus fier.
I.
— AVANT LA GUERRE : LE PROBLÈME DE L'ARTILLERIE LOURDE
Dans
la période de paix armée qui sépare les deux grands conflits, la France et
l'Allemagne, se fiant l'une et l'autre aux leçons des guerres napoléoniennes et
de la guerre de 1870, ne cherchèrent d'abord qu'à améliorer leur seule
artillerie de campagne : c'était à qui trouverait le canon le plus rapide dans
son tir et le plus mobile. Durant des années, les deux armées rivales durent se
contenter de résultats presque identiques : le canon allemand de 88, le canon
français de 90, très analogues, se valaient. Mais, en 1896, les Allemands
mirent en service un matériel nouveau, leur canon de 11 : ce n'était, dit- on,
— est-ce vérité ou fiction? — que la copie d'un faux modèle français, qu'un
faux traître leur avait livré. Presque simultanément, en 1897, sortait des
ateliers français le canon de 75, et de ce jour l'égalité fut rompue.
Notre
75 l'emportait par plus de précision, par une portée un peu supérieure, mais
surtout par une vitesse de tir plus grande : quinze coups à la minute, et plus,
au lieu des deux ou trois coups du nouveau canon allemand. Depuis, vingt ans
ont passé : les organes divers et les projectiles des deux canons ont été si
souvent modifiés, surtout au cours de la guerre, que leurs caractéristiques ne
ressemblent plus guère à ce qu'elles étaient alors. On ne saurait se proposer
ici, et pour cause, de décrire ces transformations. Il suffira de dire que, si
le 75 garde aujourd'hui encore une certaine supériorité sur le 77, il passait
chez nous avant la guerre pour un outil infiniment plus efficace. La guerre
prouva que cette opinion était juste. Elle reste juste : il n'est pas une armée,
de l'aveu de tous, dont l'artillerie de campagne, vaille la nôtre.
Mais
l'artillerie de campagne n'est pas toute l’artillerie. Il va sans dire que nous
possédions des matériels plus puissants que le 75 : des canons de 95, de 120
long, de 155 long, des canons courts de 135, des mortiers de 220 et de 270, —
tous engins destinés à attaquer les places fortes ou à les défendre, mais qui,
vu leur poids, ne pouvaient être mis en batterie que sur des plates-formes,
elles aussi très lourdes, et dont le montage exigeait un jour ou deux de travail.
Ils
se prêtaient donc fort mal à des déplacements fréquents et rapides. Or, il peut
se produire, même dans une guerre de mouvement, telles circonstances où, pour
briser certains obstacles, par exemple pour atteindre des troupes abritées
derrière une crête, il sera nécessaire d'amener vite sur le champ de bataille
et de mettre en batterie sans plate-forme des pièces qui tirent des projectiles
plus lourds que les pièces de campagne, à plus grandes distances, et selon des
trajectoires plus courbes. Nous avions cru trouver la solution complète du
problème en recourant aux canons courts, lesquels, tirant à faible charge, ont
une faible longueur d'âme, une faible épaisseur de métal, et par conséquent pèsent
relativement peu : six chevaux ou huit peuvent les traîner. C'est ainsi que
notre armée avait été dotée, dès 1893, d'un canon court de 120 millimètres
(canon Baquet, modèle 1890) et, peu après, d'un canon de 155 court (modèle
1893); enfin, à partir de 1904, d'un canon de 155 court à tir rapide (le canon Rimailho,
dit 155 G. T. R.).
Il
semblait d'ailleurs acquis en ce temps-là, — il y a quelque quinze ans, — que
l'on n'aurait à employer cette artillerie lourde qu'en des cas fort
exceptionnels. Une même doctrine régnait alors dans toutes les armées. Toutes
admettaient que l'artillerie ne tire utilement qu'à la faible distance où il
reste possible d'observer le tir, c'est-à-dire à quatre kilomètres au plus, et
qu'elle ne doit pas prétendre à détruire l'artillerie ennemie, abritée comme
elle derrière des positions masquées, et par conséquent invisible. Dès lors,
une artillerie de campagne, très légère et très mobile, assistée, en de
certaines circonstances limitées, par des canons courts, semblait devoir
suffire : ni la longue portée, ni les gros calibres n'offraient d'utilité.
Cependant,
après la guerre russo-japonaise, on vit avec surprise l'Allemagne s'orienter
peu à peu vers la fabrication de canons de gros calibre à longue portée. Elle
en vendait à des Puissances étrangères. A son exemple, notre industrie privée,
pour satisfaire ses clients étrangers, étudia des modèles, fabriqua pour
l'exportation; de leur côté, nos services techniques entreprirent l'étude de
quelques matériels.
Mais
était-il vraiment nécessaire d'imiter les Allemands? Il suffît de parcourir au
hasard les derniers volumes de l'une quelconque de nos nombreuses Revues militaires pour constater que le problème fut chez
nous maintes fois débattu et aussi que nos artilleurs le résolurent le plus
souvent par la négative : imiter les Allemands, disent-ils presque tous, ne
serait que duperie. Quelle est la vraie doctrine? La controverse se prolonge,
et les années passent. En 1910, paraît un Règlement provisoire de manœuvre : il n'a pas pris nettement parti.
Viennent
les guerres des Balkans L'un de nos plus savants artilleurs, le général Herr,
visite les champs de bataille de la Thrace et de la Macédoine. II en rapporte
des enseignements propres à le confirmer dans la persuasion qu'il nous faut des
canons à longue portée et que nous n'avons que trop tardé. Il le dit fortement
dans la Revue d'artillerie (t.
LXXXI, mars 1913, p. 305); chacune de ses observations sur les diverses
batailles balkaniques aboutit à la même conclusion, nette, énergique, prophétique,
hélas ! « L'utilisation, écrit-il, des pièces à longue portée par un seul
des deux partis en présence rompt à son avantage l'équilibre entre les forces
d'artillerie opposées. Celui des deux adversaires qui dispose de ces engins
reste libre de détruire une partie de l'artillerie de campagne de l'ennemi,
sans que celui-ci puisse le contrecarrer, ni rétablir l'équilibre par la
destruction, dans des conditions analogues, des batteries de campagne
adverses... » « Disposer de pièces à longue portée devant un ennemi qui
n'en possède pas, augmente les chances de succès; n'en pas avoir en face d'un
adversaire qui en est muni, constitue un danger... Si l'on ne dispose pas d'un
matériel de ce genre, il sera parfois impossible d'engager et de soutenir la
lutte d'artillerie sans la presque certitude d'être écrasé... Les batteries à
longue portée doivent faire partie intégrante des corps d'armée... Les
batteries à longue portée des corps d'armée doivent être constituées en canons
longs d'un calibre voisin de 100 millimètres. » Quel Français pourrait aujourd'hui
lire cette étude sans admiration, mais aussi sans quelque serrement de cœur ?
La
doctrine qui s'y trouve développée est celle que dans le même temps les
Allemands professent, et que déjà ils se sont mis en mesure d'appliquer. Pour
l'instant, ils la professent à portes ouvertes, sans en faire nul mystère, et
nos Revues militaires abondent en descriptions de leurs canons longs, de leurs
mortiers et do leurs obusiers de campagne, en analyses de leurs livres sur
l'emploi tactique de l'artillerie lourde, en commentaires sur leur nouveau règlement
de l'artillerie à pied. Ces livres, ce Règlement officiel parlent clair : les
Allemands voient dans leur nouvelle artillerie lourde une véritable arme de
campagne : opérant en liaison avec
les autres armes, elle tiendra en campagne un double rôle; d'une part, elle
agira à grande distance avant la bataille pour retarder l'ennemi, l'inquiéter,
l'obliger à se déployer prématurément, etc. ; d'autre part et surtout, sa
mission sera de prendre à partie l'artillerie et de l'écraser.
Si
nous n'avons pas imité les Allemands, ce n'est donc pas faute d'avoir connu,
observé, compris leur idée et leurs préparatifs. Mais la collection de la Revue
d'artillerie témoigne que, jusqu'à la veille des hostilités, des techniciens
nombreux persistèrent dans la créance qu'il serait inutile, voire imprudent, de
les imiter. Plusieurs d'entre eux avaient visité, tout comme le général Herr,
les champs de bataille des Balkans, mais pour en rapporter des observations
bien différentes des siennes.
Voici
leur thèse. Est-il sûr, demandent-ils, que, dans une guerre de mouvement, une
artillerie à plus grande portée doive nécessairement dominer une artillerie à
moindre portée, qu'elle soit propre à la détruire ou même à la maîtriser? On ne
tire bien que sur ce que l'on voit bien, et comment concevoir un engagement de
batteries invisibles contre des batteries invisibles? Qui dit artillerie lourde
dit artillerie imposante, sans doute, mais pas nécessairement artillerie
puissante. Certes, et c'est une vérité par trop vraie, un canon qui porte plus
loin qu'un autre est puissant à partir de la distance où l'autre devient
impuissant; mais, comme il n'a acquis cet avantage qu'au prix de certains
sacrifices, aux dépens de sa légèreté, de sa maniabilité, de la vitesse de son
tir, il devient moins puissant que cet autre à toutes les distances où cet
autre peut servir. Si, pour tirer à 8000 mètres, un 120 long vaut quelque chose
et un 75 ne vaut rien, il n'en reste pas moins que, à 6000 mètres, un 75 vaut
mieux qu'un 120 long (ou tout autre canon à longue portée). Pris sous le feu à
8 000 mètres, un 75 ne pourra pas riposter, c'est l'évidence ; mais qu'il se dérobe,
qu'il fasse appel à la manœuvre, qu'il se rapproche, — sa mobilité le lui
permettra toujours, — et, une fois à portée propice, il prendra l'avantage par
la rapidité et l'efficacité supérieures de son tir. Divers incidents des
guerres balkaniques le prouvent ; n'a-t-on pas vu, par exemple, au combat de
Vietressa (10 juillet 1913), les Grecs, pourvus seulement d'artillerie de
campagne et arrêtés d'abord à neuf kilomètres par l'artillerie lourde bulgare,
se rapprocher de nuit des grosses pièces ennemies, les réduire au silence, et
le lendemain, reportant en avant leur infanterie appuyée par une simple
artillerie de montagne, capturer toute l'artillerie bulgare, légère et lourde ?
Durant les guerres des Balkans, — c'est la conclusion commune de ces diverses études,
— l'artillerie lourde n'a servi que dans quelques occasions spéciales, et
surtout pour permettre a des chefs timorés d'éliminer le risque. Au contraire,
dans une suite d'opérations menées très activement et par un chef habile à
exploiter les ressources de la manœuvre, elle ne trouvera que bien rarement son
emploi.
C'est
ainsi qu'au printemps de 1914 le problème était encore agité, et l'on voit
qu'il était complexe, surtout parce qu'on le liait à des doctrines alors
courantes sur l'esprit d'offensive : à la guerre rapide, toute de mouvement,
qu'on se représentait à l'avance, il fallait une armée essentiellement manœuvrière,
dont il semblait bien qu'une artillerie de campagne excellente dût être l'outil
nécessaire et suffisant. Dans une telle guerre, notre canon de 75 n'aurait
affaire qu'au canon de 77 et à l'obusier léger de 105 allemand, et il suffirait
contre eux.
Une
circonstance venait d'ailleurs de renforcer notre confiance : depuis 1910,
l'invention de la nouvelle fusée permettait le tir à ricochet et avait accru
l'excellence du canon de 75. L'obus du 77, alors peu dangereux contre
l'infanterie, était impuissant dans la lutte d'artillerie, tandis que le canon
de 75. grâce à son obus explosif, constituait une arme très utile contre de
l'artillerie à découvert et peu éloignée, seules conditions envisagées dans la
guerre de mouvement. Il apparaît donc, en tout état de cause, que la
constitution d'une artillerie lourde s'imposait aux Allemands plus impérieusement
qu'aux Français : c'est ainsi que les instructions secrètes du général von
Schubert, grand maître de l'artillerie allemande, prescrivaient de pousser
l'artillerie lourde en tête des colonnes et lui assignaient la mission de détruire
l'artillerie ennemie, mission que nous remettions à notre canon de campagne.
Bref,
le guerre vint, avant que les partisans de l'artillerie lourde eussent chez
nous gagné leur cause. Leurs efforts tenaces n'avaient guère abouti qu'à la
mise en commande au Creusot d'un canon à tir rapide de 105 long;
malheureusement, le premier groupe ne sortit des ateliers qu'aux derniers jours
d'août.
II.
— LES PREMIERS MOIS DE LA GUERRE
A
l’entrée en guerre, les Allemands possédaient des batteries d'obusiers lourds
de campagne de 15 centimètres (tirant à 8 500 mètres), de mortiers de campagne
de 21 centimètres (tirant à 8 200 mètres), des canons longs de 10 centimètres
(tirant à 10 000 mètres), des canons longs de 13 centimètres (tirant à 15 000 mètres).
Chaque division d'infanterie était dotée de trois groupes de 77 et d'un groupe
de 105, soit 144 canons ou obusiers légers par corps d'armée, et au moins 16 pièces
de gros calibres.
En
regard, le corps d'armée français ne comptait que 120 canons de 75; quant à
l'artillerie lourde, elle était chez nous organe d'armée et non de corps d'armée,
et nous en avions très peu : quelques batteries de 155 Rimailho et de 120 court
Baquet remises en service, quelques groupes de 120 long hippomobiles ou à
tracteurs. Seuls, les 155 Rimailho étaient des pièces modernes à tir rapide.
Trois cents pièces en tout.
Dès
les premières batailles, le 75 répondit à nos espérances et les dépassa. Son
tir à ricochet se révéla si puissant que nos commandants de batterie en firent
aussitôt grand usage : la proportion des obus à balles (trois sur quatre) et
des obus explosifs (un sur quatre), prévue avant la guerre, dut être renversée.
En revanche, pour la contre-batterie, le 75 manquait de portée, et le pouvoir
de l'artillerie lourde ennemie se manifesta.
Par
elle, nous avons souffert gravement, et l'on ne saurait trop admirer pour leur
clairvoyance ceux de nos techniciens qui, à l'exemple du général Herr, avaient
préconisé l'emploi des canons à longue portée comme arme de campagne. Pourtant,
il serait inexact d'attribuer tous nos revers du début à notre infériorité en
artillerie lourde. Ils eurent d'autres causes, comme on sait, et de plus
essentielles, et d'abord celle qui les domine toutes, le crime de l'invasion de
la Belgique, qui seul permit l'enveloppement de notre aile gauche. Qu'en
certaines affaires, à Dieuze, à Sarrebourg, les Allemands aient dû principalement
la victoire à leur artillerie lourde, c'est chose certaine; mais ce furent des
batailles très analogues à celles de la guerre de position, où ils nous arrêtèrent
sur un terrain préparé à l'avance, organisé défensivement dès le temps de
paix. Au contraire, dans les
batailles qui retinrent les caractères de la guerre de mouvement, leur
artillerie lourde fut loin de leur assurer la prépondérance, ou du moins notre
artillerie de campagne sut répondre, et ceux qui l'avaient prédit reprennent
par là quelque avantage. Car jamais ils n'avaient dit, absurdement, que dans
une guerre de siège ou de position, notre artillerie de campagne suffirait; ils
avaient dit que notre artillerie de campagne suffirait en rase campagne, et ce
fut une erreur sans doute, mais non pas totale. Nous avons vaincu à Guise, il
ne faudrait pourtant pas l'oublier, sans autre artillerie que de l'artillerie
de campagne. Nous avons vaincu sur la Mortagne sans grand déploiement
d'artillerie lourde ; nous avions très peu de canons lourds sur la Marne, et
nous avons vaincu; sur l'Yser, et nous avons vaincu.
La
vérité est que les deux premiers mois de la guerre bouleversèrent toutes les prévisions
sur le rôle de l'artillerie dans la bataille, les prévisions des Allemands
aussi bien que les nôtres. Eux aussi, eux surtout, ils étaient entrés dans la
lutte avec des idées de guerre rapide, d'offensive foudroyante, d'avance irrésistible,
de décision presque immédiate. Dès les premiers chocs, ils furent contraints,
tout comme nous, à déchanter. Ils avaient eu beau s'exercer dans leurs camps
d'artillerie et, durant les guerres des Balkans, commander des batteries
turques : ni leur science de la balistique, ni les chétives batailles
balkaniques, qui ne représentaient guère que de petites expériences de
laboratoire, n'avaient suffi à les renseigner pleinement sur les engins qu'ils
maniaient. Pour la première fois depuis quarante- trois ans, deux grands
peuples européens s'affrontaient : leurs armées, qui n'avaient jamais fait la
guerre, allaient éprouver l'une et l'autre ce qu'elles seraient et constater
que leurs systèmes du temps de paix devaient être révisés profondément.
Dès
que les canons commencèrent leur office, Allemands et Français découvrirent à
la fois, comme une chose imprévue, comme un formidable mystère soudainement dévoilé,
la puissance du Feu. Il sembla qu'un second Prométhée se fût révélé, qui déchaînait
un élément nouveau. Les deux infanteries parurent frappées d'une égale stupeur.
Tous les récits de combattants que l'on a publiés en Allemagne comme en France,
et qui relatent les premiers chocs, s'accordent à signaler, avec la même
surprise, le vide du champ de bataille, et quelles grandes pertes subirent
leurs unités, sans qu'elles eussent aperçu un seul ennemi. On vit même, en de
certaines affaires, l'artillerie mener seule le combat, aussi bien dans
l'attaque que dans la retraite, et souvent des masses d'infanterie allemande
qui avançaient furent clouées sur place par une artillerie française restée
seule en ligne.
Cette
puissance du feu, qui fut la vraie révélation des premières semaines de la
campagne, entraînait deux conséquences: d'une part, la nécessité pour
l'infanterie de se retrancher et de s'abriter; d'autre part, la nécessité pour
l'artillerie de dépenser, contre ces fantassins retranchés et abrités, une
quantité de projectiles qui dépassa toutes les prévisions.
Il
en fut ainsi dans les deux armées adverses. Si les Allemands furent vaincus sur
la Marne, ce fut, pour une part, faute de munitions; et, si nous n'avons pu
exploiter à fond notre victoire et les rejeter des hauteurs de l'Aisne, ce fut,
pour une part, faute de munitions : vers la fin de la bataille, dans certains
corps d'armée, les caissons étaient vides. En sorte qu'on pourrait dire, sans
paradoxe trop arbitraire, que ceux-là n'avaient pas eu tout à fait tort qui
avaient soutenu avant la guerre qu'il importait plus de décupler nos
approvisionnements en obus de 75 que de fabriquer des canons lourds. Au
lendemain de la Marne, sans canons lourds, rien qu'avec nos canons de 75,
pourvu qu'ils eussent eu des projectiles à dépenser à profusion, nous aurions
pu rejeter l'ennemi jusqu'à la Meuse.
Mais
le 75 n'était approvisionné qu'à 1 300 coups et, dès les premières journées,
maintes pièces avaient tiré à raison de 15 coups par minute; et nous n'avions
prévu, pour le cas de guerre, qu'une fabrication totale de 15000 coups par
jour. Là, dans l'estimation trop faible de ce que la bataille moderne
consommerait de munitions, fut notre plus grande erreur. Elle n'a de comparable
que l'erreur similaire des Allemands : si notre 75 n'était approvisionné qu'à
1300 coups, leur 77 ne l'était qu'à 800 (Il est vrai que l'artillerie de
campagne allemande n'avait pas toutes les missions de la nôtre, puisque
l'artillerie lourde la suppléait en bien des cas. En outre, la fabrication des
munitions du 77 durant la guerre avait été prévue en Allemagne comme devant être
poussée très activement).
Pour
toutes ces causes, les Allemands comme les Français virent, dès les premières
semaines, gauchir leurs doctrines sur le rôle de l'artillerie. C'en était fait,
pour eux comme pour nous, du rêve d'une campagne brève, où quelque manœuvre
souveraine, inspirée par le génie de l'offensive, saurait, en quelques semaines
ou en quelques mois, soit par l'œuvre du seul 77, soit par l'œuvre du 77 assisté
d'obusiers légers et de canons longs, mettre l'adversaire hors de cause et le réduire
à merci. Notre victoire sur l'Yser acheva de ruiner chez les Allemands cette
espérance. Les fronts se cristallisent. La lutte sera longue. Elle prend les
aspects de la guerre de forteresse. Il s'agit de se résigner à ces conditions
nouvelles, et de s'y approprier. Alors, contre ces nécessités soudaines, notre
effort se déploya.
III.
— NOTRE EFFORT : LES MUNITIONS
Il
faudra créer presque tout. Mais d'abord et d'urgence, pour soutenir la lutte
quotidienne, le problème est d'alimenter les bouches à feu que l'on a. Des
munitions d'abord, obus, poudres, explosifs, gaz, artifices. Quant à fabriquer
des canons nouveaux, on verra plus tard, bientôt.
Le
temps presse, l'ennemi n'attend pas. Son artillerie lourde, déjà braquée contre
nous, est largement approvisionnée : à 4000 coups par pièce (Les Allemands
avaient cru, — on peut mesurer par là leur illusion et leur déception, — que
cet approvisionnement suffirait pour toute la guerre : la fabrication des
munitions d'artillerie lourde devait cesser à la mobilisation.). Quant à son
artillerie de campagne, si les premières batailles l'ont appauvrie pour un
temps, tout a été prévu pour que la fabrication de ses projectiles se poursuive
aisément. En France, au contraire, la mobilisation a fermé ou désorganisé nos
usines. De plus, non par leur valeur guerrière, mais plutôt par leur crime,
qu'il ne faut pas se lasser de rappeler, par l'invasion de cette Belgique
qu'eux-mêmes avaient déclarée « Etat perpétuellement neutre, » les Allemands
venaient de nous déposséder de nos plus riches centres industriels.
Ils
exultent, et leurs statistiques précises et triomphales expliquent quelle doit être
la détresse de la France : « Des 123 hauts fourneaux, disent-ils, qui étaient à
feu en France au commencement de 1913 sur les 170 existants, il n'y en a pas
moins de 9.5 qui se trouvent dans la zone de guerre; 30 hauts fourneaux à peine
peuvent fournir de la fonte en France. » Ils supputent, — et ils n'exagèrent
pas, — ce que la France a perdu : 60000 de ses ouvriers métallurgistes sur 112
000, et en outre 40 pour 100 de ses ressources en charbon, 80 pour 100 de ses
ressources en coke, 90 pour 100 de ses ressources en minerai de fer, 70 pour
100 de ses ressources en fonte, 80 pour 100 de ses ressources en acier, 80 pour
100 de son outillage.
La
voilà donc désarmée, disent-ils, à jamais. Ils se sont trompés, La France saura
pourvoir à ses besoins et au delà, pourvoir aux besoins de ses Alliés, et au
delà. Comment elle rouvrit les usines qui lui restaient, les remit en branle,
les agrandit, les transforma toutes en usines de guerre, en créa de nouvelles;
comment, pour se procurer la main-d'œuvre qu'il fallait, elle embaucha les
femmes (41 000 femmes dans les usines au 1er juin 1915, 109 000 au 1er janvier
1916, 204 000 au 1er octobre 1916, 300 000 au 1er janvier 1917);
comment elle ramena de la tranchée à l'atelier ou à la mine les ouvriers
qualifiés et jusqu'à de simples manœuvres, et recruta des travailleurs jusque
dans ses colonies les plus lointaines; comment elle constitua, après les équipes
de jour, les équipes de nuit; par
quelles merveilles de son double génie d'improvisation et d'organisation elle
se constitua en grande puissance industrielle : c'est une noble histoire qu'il
serait beau de retracer, que nous tenterons peut-être de retracer un jour.
Qu'il nous suffise ici de noter quelques faits.
Pour
la fabrication des obus, privés que nous sommes des bassins de Briey et du
Nord, il nous faut importer le minerai et le charbon (sans compter le cuivre) :
l'Espagne, l'Angleterre, la Suède, les Etats-Unis nous alimentent. Les
sous-marins ont beau entraver bientôt les importations : du chiffre prévu de 5
000 obus à fabriquer par jour, les arsenaux français, puissamment aidés par
l'industrie privée, parviennent par degrés à une production quotidienne de 250
000, dont 60 000 de gros calibres.
Pour
les poudres, nos difficultés sont pires. Avant la guerre, vu le médiocre développement
de notre industrie chimique, nos poudreries étaient (chose singulière)
tributaires de l'Allemagne pour une part des matières premières qui entrent
dans la composition de la poudre B. Le coton, surtout depuis que les départements
envahis du Nord ne fournissent plus les déchets de leurs filatures, vient d'Amérique. L'acide sulfurique
provient du traitement de pyrites importées. L'acide nitrique est extrait des
nitrates venus du Chili ou produit en Norvège au moyen de l'azote extrait de l'air.
L'alcool et l'éther nous sont fournis par la Russie et l'Espagne. Néanmoins, ce
n'est pas en vain que notre alliée l'Angleterre- nous assure la liberté des
mers : nous réussissons à nous procurer toutes ces matières, et nos poudreries
produisent continûment vingt fois ce qu'elles produisaient en temps de paix
(Une évolution cependant se produit dans la fabrication : la poudre B est
remplacée, pour partie, par la poudre à la nitroglycérine, oui demande moins de
coton et ne demande pas d'alcool.).
Elles
suffisent à nous donner les poudres nécessaires, mais il en va autrement des
explosifs. Les usines privées, plus nombreuses que celles de l'Etat (17 usines
privées, 14 poudreries nationales), interviennent pour fabriquer les matières
premières, dont certaines d'ailleurs sont utilisées pour la poudre. Comme elles
nous venaient en partie d'Allemagne, il faut créer ou développer en France des
industries jusqu'alors inconnues ou négligées : distillation du goudron de
houille, débenzolage du gaz. — Nous recevons encore, mais dans de faibles
proportions, les essences de Bornéo. — Les nitrates, dont la consommation est
importante, proviennent en majeure partie du Chili. On fait appel à la houille
blanche et plusieurs usines se fondent pour extraire l'azote de l'air. — Les
acides nitrique et sulfurique sont obtenus, le premier grâce à ces procédés
nouveaux d'extraction de l'azote, le second par le traitement des eaux mères
des marais salants, en France et en Tunisie. — Enfin, le chlore, base de toute
industrie chimique et, plus particulièrement, de toute une série d'explosifs,
est également obtenu au moyen de la houille blanche. — Les gaz et les artifices
viennent encore accroître les quantités nécessaires de ces matières premières,
auxquelles il faut ajouter le mercure (détonateurs, capsules), qui nous vient
d'Espagne.
Le
tonnage de ces importations devient considérable : ce n'est pas nous seulement
qu'il faut ravitailler en poudres, en obus, en gaz, en artifices : c'est
l'artillerie de la plupart des armées alliées. A toutes ces tâches la France a
pourvu.
IV.
— LES MATÉRIELS
Il
ne suffisait pas d'alimenter en munitions nos bouches à feu des premiers mois
de la guerre. Elles s'usent : il faut les remplacer. Elles sont trop peu
nombreuses: il faut les multiplier. Elles tirent à, trop faible distance : il
faut créer des matériels nouveaux.
En
premier lieu, s'est révélée une nécessité inattendue, aussitôt après la
cristallisation du front : la guerre de tranchée exigeait une artillerie de
tranchée. Nous possédions, pour la défense de nos places fortes en cas de siège,
des mortiers lisses en bronze, lançant des bombes sphériques, qui peuvent
rebondir et courir sur le sol. Nous retirons de nos arsenaux ces engins de
fabrication très ancienne : la plupart remontent au temps de Louis-Philippe;
ils se tirent avec de la poudre noire, qui fait beaucoup de fumée, de sorte
qu'ils sont trop facilement repérés.
Les
Allemands avaient ici l'avance sur nous : au lieu de ces vieux mortiers, ils
trouvèrent tout prêts dans leur matériel de siège des engins récemment
construits : dès la fin de 1914, aux Éparges, nos soldats virent cheminer
lourdement dans l'air, à une allure instable, et s'abattre dans leurs tranchées,
les énormes et terribles projectiles des Minenwerfer. Mais, à la même date, nous commencions, de notre côté,
les essais de types modernes de mortiers tirant de la poudre B : le canon 58 de
tranchée, etc.
Dans
un document capturé par nous, daté du 4 juillet 1915, un général allemand, le général
Fleck, dit en ces termes combien fut prompte et vigoureuse la riposte française
: « Au début de la guerre de position, nous n'avions qu'un nombre infime de Minenwerfer, sur l'emploi desquels ni le commandement subalterne
ni le haut commandement de l'infanterie n'étaient bien fixés. Les Français, dépourvus
de ces engins, se rendirent vite un compte exact de leur puissance. Ils en créèrent
bientôt par des moyens de fortune, puis en quantités toujours plus grandes et
sous des formes chaque jour plus parfaites. Bientôt ils furent en état d'en
accroître les effets et de pratiquer des tirs intensifs; ils prirent à cet égard
la supériorité sur nous. Nous réussîmes peu à peu à rétablir l'égalité, grâce
au nombre et à l'organisation méthodique de nos Minenwerfer... »
Mais,
chez nous aussi, le nombre s'accrut, l'organisation méthodique se précisa, et
nous pûmes multiplier des armes de types divers, de p!us en plus redoutables :
tel le canon de 240 millimètres, qui lance à 500 mètres au moins, à 2 350 mètres
au plus, un projectile de 94 kilogrammes, chargé de 47 kilogrammes d'explosif.
Le 25 septembre 1915, nous pouvions concentrer, sur les fronts de nos attaques
de Champagne et d'Artois, 500 canons de 58 de tranchée et 30 canons de 240 de
tranchée. Dix mois plus tard, nos attaques sur la Somme disposaient de 900
canons de 58, de 80 mortiers de 75, de 100 canons de 240, de 80 canons de 150,
de 10 canons de 340, au total de près de 1 200 matériels d'artillerie de tranchée.
Ces
chiffres et ces données se réfèrent à des temps lointains, et surtout à des
engins qui, tout comme les engins allemands d'ailleurs, n'étaient pas très précis
: car la rayure et le forcement (chez les Allemands, la rayure sans forcement)
sont remplacés dans l'artillerie de tranchée par un empennage propre à
simplifier la manœuvre et augmenter la portée, mais au détriment de la précision.
Mais depuis quelques mois, la France possède un matériel nouveau, dont les
Allemands ont éprouvé déjà la précision plus grande.
En
même temps que se constituait notre artillerie de tranchée, il nous fallait
nous renforcer en artillerie lourde. Nos premières batteries de 405 long
avaient pu déjà participer à la bataille de l'Yser : leur nombre alla toujours
et vite croissant. D'autre part, nous avions formé à la mobilisation des
batteries de pièces de 120 long et de mortiers de 220 traînées par des chevaux
: à partir de janvier 1915, on augmenta le nombre de ces batteries attelées, et
l'on organisa des batteries à tracteurs : pièces de 155 long, mortiers de 220
et de 270. On mit en position aussi vite que possible les grosses pièces de
notre artillerie de côte et de marine : peu à peu, on les munit de tracteurs.
Nous reçûmes aussi de notre industrie privée, du Creusot et de Saint-Chamond,
des matériels nouveaux. Ce furent les débuts, relativement humbles, du développement
de notre artillerie lourde : elle compte aujourd'hui plus de trente sortes de
matériels de calibres divers, dont l'échelle va jusqu'au calibre de 520 millimètres
: le mortier de 520 lance deux projectiles, qui pèsent 'un 1 200, l'autre 1 400
kilogrammes.
Si
l'on veut mesurer ce que furent les premiers accroissements de notre artillerie
lourde, voici quelques points de repère. Pour la bataille de l'hiver de 1915 en
Champagne, nous n'avions pu concentrer sur le front de notre attaque qu'une
centaine de pièces de 95 et au-dessus : aux batailles d'Artois de mai-juin
1915, le nombre des pièces lourdes n'atteignait pas encore 400. Mais, le 25
septembre 1915, sur le double front d'Artois et de Champagne, il dépasse déjà
1100: les premières pièces de 240 et de 370 font partie de cette masse. En août
1917, sur la Somme, plus de 1200 canons lourds sont concentrés, dont une
centaine des fabrications nouvelles à tir rapide de 155 long et court et de
280; près de 150 canons sont d'un calibre égal ou supérieur à 240 millimètres.
Du mois d'août 1912 au mois de juin 1917, le nombre des canons de 75 a augmenté
de 50 p. 100; celui des canons lourds organisés en régiments a passé de 300 à
6000, modernes pour la plupart. Et tous ces chiffres sembleraient médiocres, si
nous disions ceux d'aujourd'hui.
En
somme nous avons réussi, en utilisant toutes nos ressources, à nous procurer
les matériels nécessaires. Un programme d'artillerie lourde de grande
envergure, qui récapitulait d'ailleurs toutes les demandes antérieures, avait été
tracé le 30 mai 1916 : il fut exécuté depuis continûment et fermement. Faut-il
croire qu'il marque le terme de l'évolution ? C'est peu probable. De plus en
plus, il faudra chercher la grande portée, la puissance et le poids des
projectiles. D'autre part, c'est un problème que de découvrir, pour
l'artillerie lourde à grande puissance, un mode de transport qui permette de réduire
l'usage de la voie ferrée et des « épis, » si malaisés à camoufler. Le problème
est-il résolu? S'il l'est ou non, les batailles en cours l'ont sans doute déjà
dit aux Allemands.
V.
— L’EMPLOI DE L’ARME
Ce
développement énorme des matériels en nombre et en puissance fut fonction des
exigences croissantes de la guerre de position. De part et d'autre, à mesure
que les organisations défensives se renforçaient, on reconnut qu'il ne devait
plus suffire à l'artillerie de s'attaquer aux obstacles superficiels qui
peuvent arrêter l'infanterie, réseaux de fils de fer, tranchées, réduits, abris
de mitrailleuses, batteries rapprochées; qu'il lui fallait aussi atteindre les
défenseurs au fond de sapes et de casemates blindées ou bétonnées, tout au
moins les y maintenir emmurés jusqu'à l'instant où les vagues d'assaut les
encercleraient; qu'il fallait encore que l'artillerie protégeât ces vagues
d'assaut par des barrages mobiles. De plus, il fallut s'attaquer non plus
seulement aux premières positions, mais aux secondes, aux troisièmes, aux
quatrièmes ; et, pour empêcher les relèves, l'arrivée des renforts, des vivres,
des munitions, tirer au loin sur les voies d'accès, battre une zone de plus en
plus profonde.
Ce
fut une révolution totale dans les caractéristiques des feux de l'artillerie.
Tandis qu'il était admis avant la guerre que l'artillerie ne tire qu'exceptionnellement
au delà de quatre kilomètres, elle s'attaque aujourd'hui, réglée comme elle
l'est par les ballons et les avions, à dus objectifs lointains, invisibles de
tous les observatoires terrestres, et son tir utilise fréquemment toute la portée
des pièces. — Tandis qu'il était admis avant la guerre qu'il lui suffisait d' «
arroser » les positions ennemies, aujourd'hui elle les « pilonne, » et le tir
de destruction, jadis exceptionnel, s'est fait quotidien. — Tandis qu'il était
admis avant la guerre qu'il fallait presque renoncer à contre-battre les
batteries adverses, aujourd'hui c'est elles principalement que l'on prend à
partie, et il est écrit dans nos Règlements que « la destruction matérielle de
l'artillerie ennemie doit être la première et constante préoccupation du
commandement.
»
Cette
évolution n'a pas été soudaine : dans les deux armées elle s'est faite par étapes,
selon la loi d'un crescendo plus
formidable à chaque étape.
Regardons
aux deux termes extrêmes de la route. Voici, pris au hasard entre tant
d'autres, un plan d'action de notre artillerie, qui date des premiers temps de
la guerre de position, du mois de novembre 1914. Il s'agissait, en Artois,
d'enlever la position allemande sur un front de trois kilomètres. Pour préparer
l'attaque, il fut prescrit ce qui suit. Au point du jour, deux compagnies du génie
ouvriraient des brèches dans les réseaux de fils de fer. A sept heures, deux
batteries de 120 long, cinq batteries de 455 court à tir rapide ouvriraient le
feu sur les tranchées ennemies. Vingt-cinq minutes plus tard, à sept heures vingt-cinq, l'artillerie de campagne
tirerait sur les mêmes tranchées. Cinq minutes plus tard, à sept heures trente, l'infanterie attaquerait. Les
choses se passèrent comme il avait été ordonné, et la position fut enlevée. De
telles préparations suffisaient alors à assurer le succès d'un ample combat :
en 1916 et 1917, elles auraient appuyé à peine un chétif coup de main.
En
1916 et 1917, au cours de la préparation et de l'exécution d'une seule attaque,
un canon de 75 consommait en projectiles ce qu'on avait admis avant la guerre
qu'il consommerait en deux ou trois mois. Pour détruire cent mètres de tranchées
il fallait, dans un tir bien exécuté et bien observé, tirer au moins, après le
réglage, -300 obus du 155 long. Pour faire une brèche de quinze à vingt mètres
de large dans un réseau de fils de fer, il fallait tirer environ 500 obus de
75. On en vint ainsi à prévoir, par journée de préparation et d'attaque, de 300
à 400 coups par pièce de 75, de 200 à 300 coups par pièce de 155, de 80 à 100
coups par pièce de 220 à 270. Dans le mois de juillet 1916, notre canon de
campagne a consommé 6 400 000 obus; en octobre 1916, 5 500000. Si l'on calcule
le poids des projectiles lancés sur les tranchées allemandes dans nos
offensives de 1917, on trouve les chiffres suivants par mètre courant :
artillerie de campagne, 400 kg.; artillerie de tranchée, 200 kg.; artillerie
lourde, 700 kg.; artillerie lourde à grande puissance, 150 kg. ; au total, plus
de 1400 kg. L'apport d'un jour de feu aux batteries a parfois atteint 1 200
tonnes pour un corps d'armée ayant deux divisions d'infanterie engagées.
Ces
chiffres monstrueux sont pleins de beauté. Si un seul jour, tandis que la
France se battait presque seule, elle avait tremblé devant l'accumulation sans
cesse croissante des engins d'Essen, si un seul jour elle avait tardé, qu'en
serait-il aujourd'hui de la cause des Alliés et de leur indépendance ? La
France n'a ni tardé ni fléchi, mais tenu tête et peu à peu pris l'ascendant.
Comment?
Ce n'est pas que le mode d'emploi tactique de l'arme diffère grandement ici et
là : chaque nouvel emploi qui donne d'heureux résultats à l'un des belligérants
est adopté aussitôt par les autres, et tous les genres de tir se font, avec
plus ou moins de réussite, dans toutes les artilleries. Mais il en va autrement
de la conduite du tir. Les Allemands, disent nos artilleurs, emploient à peu près
les mêmes méthodes générales que nous; mais, une fois le réglage obtenu, ils
procèdent par tir sur zone et ne contrôlent pas comme nous : leur pratique est
plus brutale, plus dispendieuse, au total moins puissante, et il apparaît que
notre supériorité réside là, dans la conduite plus savante du tir.
C'est
là une grande chose, dont seul un technicien saurait expliquer la noblesse.
Mais ce que chacun, si profane soit-on, peut voir à plein, c'est qu'il faut
bien que l'artillerie française ait possédé dès 1914 quelque vertu qui fût
vraiment sienne, quelque germe de supériorité, puisque, si pauvre initialement
en matériels et en munitions, si médiocrement soutenue au début par une
industrie métallurgique désorganisée, elle a su résister, gagner du temps,
donner à la nation le loisir de se reprendre et de s'armer. Durant toute l'année
191S et jusqu'aux premières semaines de Verdun, il faut bien que notre
artillerie ait eu à son avantage quelque mérite particulier, qui fit contre-
poids à la force d'écrasement de bouches à feu ennemies plus nombreuses et plus
puissantes, et qu'était-ce donc, sinon plus d'intelligence ?
Voilà
ce que chacun peut voir à plein et sentir, s'il considère ce qu'il a fallu
assembler, conjuguer, déployer des énergies les plus diverses de l'intelligence
française pour rétablir l'équilibre; — pour parvenir, du jour où la guerre prit
la forme d'une guerre de siège, à étendre et à adapter, non seulement à notre
artillerie lourde, encore embryonnaire, mais à notre artillerie de campagne,
les méthodes de l'artillerie à pied;
— pour établir, sur le modèle des rares plans directeurs de tir de nos
places fortes, des cartes où fût décrite, avec le même détail, de la mer aux
Vosges, toute la zone des positions ennemies ; — pour constituer l'art de
l'observation terrestre et l'art de l'observation aérienne; — pour imaginer la
longue série des procédés de signalisation qui va des évolutions naïves de
l'avion de 1914 jusqu'à l'installation à bord de l'avion d'aujourd'hui d'un
poste d'émission, puis d'un poste de réception de télégraphie sans fil ; — pour
inventer les méthodes subtiles du repérage par les lueurs, du repérage par le
son ; — pour combiner le système des liaisons, optiques, téléphoniques, et de
celles qu'on doit à la télégraphie sans fil et à la télégraphie par le sol; —
pour calculer, dans la conduite du tir, toutes les causes dont les effets peuvent
être chiffrés, en sorte que l'on fasse profiter chaque tir de tous les
enseignements de la balistique, par un travail qui commence au lotissement des
projectiles et se poursuit, par l'étude des variations du vent et de la densité
de l'air, jusqu'à l'examen des bulletins de tir. Météorologie, acoustique,
optique, cartographie, quelle science l'artillerie n'a-t-elle pas réquisitionnée
à son service ? De tout temps elle fut « l'arme savante », mais
surtout dans cette guerre, et ce que le plus profane peut voir et admirer,
c'est qu'aujourd'hui tout commandant de batterie, un simple officier d'antenne,
un simple lieutenant observateur, est devenu le technicien de vingt techniques,
le spécialiste de vingt disciplines scientifiques.
Si
notre artillerie satisfait aujourd'hui à tous nos espoirs, c'est que, dès le
temps de paix, elle était constituée fortement, sinon en matériels, du moins en
hommes, grâce à notre Ecole Polytechnique, à notre Ecole de Fontainebleau, à
notre Ecole de Versailles, à notre Ecole Centrale, et à toutes nos écoles d'ingénieurs;
et c'est que, depuis la guerre, au pays de Descartes et d'Ampère, en notre
vieux pays de large culture et de science, nos artilleurs de carrière, tout en
dirigeant la refonte de notre armement et tout en assurant le commandement des
batteries engagées au combat, n'ont pas été en peine de recruter dans la
nation, tant qu'ils en ont voulu, de jeunes officiers nouveaux, bientôt dignes
de leurs anciens, assez doués intellectuellement pour s'initier vite à leur tâche;
et n'est-il pas admirable qu'en la seule année 1917 il soit sorti de notre
Ecole de Fontainebleau jusqu'à dix mille aspirants et sous-lieutenants
d'artillerie ? Leurs aînés les y instruisent, et s'instruisent eux-mêmes et se
perfectionnent sans cesse, à mesure que les méthodes se renouvellent, dans les
nombreuses écoles de la zone des armées : cours pratiques de tir pour les
jeunes officiers dans les divisions et les corps d'armée, cours supérieurs pour
les commandants de batterie dans les groupes d'armées, cours plus élevé encore
pour les commandants de groupe et de groupement, et même pour le haut
commandement, sous la haute direction du général en chef, c'est comme une vaste
et vivante Université nouvellement sortie de terre, dont la base est l'Ecole de
Fontainebleau, dont l'organe supérieur et régulateur est le Centre d'études de
l'artillerie, lequel, pour assurer l'unité des vues et des pratiques, et par
suite le bon rendement de l'arme, fixe périodiquement la doctrine.
Cette
doctrine ne régit pas seulement l'artillerie française : toutes les artilleries
alliées, ou presque toutes, ont, à des degrés divers, reçu et continuent de
recevoir l'inspiration de la France. La France, tour à tour emprunteuse et prêteuse,
et toujours aussi prompte à reconnaître ses dettes qu'à multiplier ses dons, se
loue d'avoir tant reçu de ses alliés britanniques et américains, matières premières,
charbon, acier, munitions. En retour, elle a ravitaillé la Russie (hélas !), la
Roumanie, la Serbie, la Belgique, en explosifs, en projectiles, en canons :
naguère si dépourvue elle même d'artillerie lourde, n'a-t-elle pas réussi à
livrer à ses divers alliés jusqu'à 950 pièces lourdes ? Mais, bien plus que de
son assistance en engins de guerre, elle doit s'enorgueillir d'avoir fourni à la
plupart de ses alliés des idées et des instructeurs. Alors qu'elle était
presque seule encore à soutenir le choc de l'Allemagne, elle a commencé de les
aider, matériellement, intellectuellement. Elle n'a pas cessé. Et l'on peut
dire que l'artillerie française a plus ou moins servi de modèle à toutes les
artilleries de l'Entente.
Tous
ces aspects de l'énergie française m'apparurent à la fois, et je les contemplai
pieusement, humblement, vénérant la patrie, en cette semaine d'octobre 1917,
dont le souvenir sans cesse me hante, où il me fut donné de suivre la préparation
par l'artillerie de la bataille de la Malmaison. Durant quatre jours, tandis
que la canonnade, s'apaisant, s'irritant, courait du moulin de Laffaux au bois
de la Royère, je pus voir ou entrevoir, appliqués à leurs diverses tâches, nos
artilleurs, ceux-ci au fond de leurs abris souterrains et d'autres sous les
toiles bizarrement camouflées des tentes, ceux-ci qui étudiaient le réseau de réglage
ou le système des liaisons, et d'autres qui se penchaient sur le croquis des
destructions entreprises et déchiffraient d'heure en heure les photographies aériennes.
Et,
me reportant par la pensée à trois ans en arrière, aux jours où la France
pacifique fut saisie à la gorge, je songeais que rien alors n'existait chez
nous, ou presque rien, de toutes ces choses maintenant étalées sous mes yeux,
ni ces engins, ni ces méthodes, ni sur leurs affùts-trucs ces pièces
monstrueuses, ni ces chars d'assaut, ni la voix souveraine de ces obusiers de
400, ni, sur les routes fourmillantes de troupes, les cheminements sans fin de
ces batteries à tracteurs, ni ces convois immenses de munitions qui montaient à
la nuit des échelons aux lignes : de tant de puissances maintenant ramassées
sur elles-mêmes et prêtes à se déchaîner, rien encore n'existait chez nous en
1914, sinon cette grande chose, la volonté de mourir ou de vaincre, et cette
autre chose, non moins grande, une longue tradition d'art militaire et de
science, entretenue vivante par le corps de nos officiers d'artillerie. Et
parce que, durant trois années, aux batteries, aux postes d'observation et dans
les laboratoires, ils avaient beaucoup travaillé et beaucoup souffert,
maintenant l'effort de la patrie se révélait en sa majesté, et plus majestueux
d'heure en heure, à mesure que se développait la lutte d'artillerie, et tant
que vint la nuit choisie pour l'attaque, la nuit désirée.
Au
fort de Gondé, nous étions plusieurs dans l'attente, anxieux, et le vieux fort
semblait un vaisseau battu des vents et des vagues, et qui vibre de la carène à
la mâture. Par intervalles, las d'écouter des casemates les bruits assourdis de
l'ouragan, nous montions par les rudes échelles de fer jusqu'au plus haut
observatoire, et là nous regardions au loin rouler la houle, stupéfaits chaque
fois que l'horreur eût pu croître. Les ondes inégales des sons et des lueurs déferlaient,
comme aux jours primitifs du chaos. Ces plaines, ces vallons, ces hauteurs, que
pourtant l'avant-veille nous avions longuement regardés de la même terrasse du
fort, on ne les reconnaissait plus. C'était un paysage sans lignes, bien que la
nuit fût claire, un paysage mouvant, fait d'épaisses masses d'ombres et de
lourdes masses sonores, qui se pourchassaient confusément comme des nuées, et
l'on ne savait plus ce qui était son et ce qui était forme, et, quand parfois
l’ouïe avait cru saisir un rythme ou la vue préciser un contour, aussitôt une
rafale discordante brisait le rythme, aussitôt l'éclatement d'un obus allemand
ou le cône de lumière d'un projecteur déchirait un vaste pan d'ombre, et tout
muait et chavirait, et ce n'était plus qu'un abîme d'éclairs, de bruits, de fumées,
de ténèbres remuées. Pour trouver un point de repère stable sur ce gouffre, il
me souvient que je m'étais imposé de fixer du regard une de nos pièces, tapie
dans les broussailles au pied du fort, à droite, à deux ou trois cents mètres
peut-être, qui tirait éperdument.
Or,
chaque fois qu'elle tirait, revenait à mon esprit désemparé, comme il arrive
dans les cauchemars, une parole, toujours la même, et je savais bien d'où elle
venait, cette phrase obsédante : d'une lettre, publiée par les journaux aux
premiers mois de la guerre, qu'une paysanne lorraine avait écrite à son mari,
un canonnier, pour lui dire sa détresse, leur village incendié par les
Allemands, leurs enfants chassés, et la dernière-née tuée dans son berceau : « Venge
ta petite, disait la mère; tu ne l'avais jamais vue, elle était belle, c'était
une autre Fernande; venge-la; envoie-leur en des boulets plein la gueule ! » Et
chaque fois qu'elle tirait, la pièce au pied du fort, elle répétait ce cri de
haine ; et c'était lui , j'en étais sûr, qui pointait cette pièce, lui le père
de la petite Fernande et de l'autre, heureux, et sa jouissance était faite de
sa souffrance. Et des voix pareilles, vengeresses, chargées de la même colère, éclataient
de toutes parts, et leur haleine embrasait la plaine. Sous la lune, tous les
canons hurlaient à la mort, comme des chiens.
Mais
l'instant vint, celui dont nul n'a besoin de demander si c'est l'heure H, car
chacun la reconnaît, à l'étrangeté d'un silence solennel, à l'arrêt de son cœur,
et chacun sent bien que c'est le septième ange qui va sonner la septième
trompette.
Alors,
quand brusquement le régime du tir changea et que tous les feux, dans l'aube
naissante, semblèrent se concentrer et s'abattre à la fois sur une seule ligne,
quand jaillirent du toutes parts les fusées allemandes demandant le tir de
barrage, quand on comprit que nos parallèles de départ s'étaient vidées là-bas
et qu'ils s'étaient élancés, les vaillants, alors le soleil dissipa les
prestiges et les cauchemars nocturnes, et, tandis que nos fusées et nos pots
Ruggieri, s'éloignant, s'arrêtant, reprenant leur marche, marquaient le
jalonnement de nos lignes et les mouvements de flux et de reflux de la
bataille, il apparut que l'œuvre de ces jours et de ces nuits tragiques n'était
pas un chaos, mais une harmonie. Il apparut que ni la colère, ni la haine, ni même
la vaillance ne sont puissantes, que seule l'intelligence est puissante. Cette
lutte d'artillerie, ce n'était pas le déchaînement d'une tempête absurde, c'était
le déroulement d'une pensée hardie et savante, réglée par la raison, et
brillante de lumière. Cette bataille était construite selon les lois exactes du
rythme et du nombre, comme un poème, et la voûte d'acier des trajectoires avait
été calculée aussi précisément que la portée des arcs d'ogive de nos vieilles
cathédrales. Je revis dans ma pensée tant de techniciens qui avaient façonné
dans les états-majors ce chef-d'œuvre de la raison française, et le maître du
chœur, le démiurge, celui qui avait dressé le plan d'artillerie, réparti les
calibres entre les échelons, distribué les missions entre les calibres, arrêté
le triple croquis des destructions, des contre-batteries et des déplacements
des feux de l'artillerie; et je compris ce qu'est une victoire, non pas de
celles que l'ennemi remporta sur nous au début de la guerre à la faveur du
guet-apens de Belgique, mais une victoire française, et que, pour en remporter
de telles, il y faut le plus haut labeur de l'esprit, et le concours des ancêtres,
leurs vertus accumulées, des siècles de sage culture et de vie scientifique.
«
L'artillerie conquiert, l'infanterie occupe... «Sur le terrain conquis, vers la
ligne des crêtes, d'où l'ennemi avait été culbuté, le lieutenant M.,., qui fut
durant ces jours mon guide très noble, me conduisit le lendemain, et nous vîmes
la poussée en avant de l'artillerie de campagne. Croisant les troupeaux humiliés
des Bavarois capturés dans les creutes, nos artilleurs montaient en bel arroi
vers la Forêt de Pinon et le Chemin des Dames, et nous vîmes aussi redescendre
des abords d'Allemant une pièce à demi brisée, fière encore pourtant: devant
son poste de commandement, près de Laffaux, le colonel l'attendait ; les
canonniers défilèrent devant lui, leurs yeux brûlaient d'insomnie et de joie,
et pour les remercier, les trompettes sonnaient à l'étendard. Plus loin, au delà
de la caverne de Fruty, bombardée la veille à bout portant par nos chars
d'assaut, d'autres artilleurs mettaient en batterie à même la route, et
ceux-ci, agiles et rieurs, parlaient le patois de mon cher Dauphiné. Dans tous
les vallonnements, sur des positions improvisées, les batteries, les groupes nouvellement
amenés foisonnaient, tandis que nous cheminions en direction de la Malmaison,
par la terre à jamais sacrée, puisqu'elle porte le nom d'une victoire française,
mais dévastée. Nous allâmes par un bois : notre artillerie y avait lancé sa
hache et l’avait rasé au ras du sol; — par une prairie : ce n'était plus qu'une
coulée de lave et de cendre; — par un champ de labour : le blé n'y croîtrait
plus. Terre douloureuse ! Qu'elle ne regrette pas pourtant l'herbe des prés, ni
la frondaison des bois, ni les blés, ni le doux rythme des travaux rustiques !
Elle a vu des géorgiques plus belles. Notre victoire, qui l'a déchirée
jusqu'aux entrailles, l'a imprégnée aussi et fécondée : elle y a fait des
semailles, et déjà le grain lève : liberté, justice, amour, qui nous est plus nécessaire
que le blé. C'est pourquoi, sur cette glèbe ravagée, mon cœur loua la France,
Celle qui, si souvent à travers les siècles, a mis ensemble la justice et la
force et su faire que le juste fût fort et que ce qui est fort fût juste.
Joseph
Bédier
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