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PRÉFACE DE LA QUATRIÈME ÉDITION
Celui qui entreprend
d’exposer des résultats de recherches occultes comme ceux que relate l’ouvrage
présent, doit s’attendre à ce que dans notre temps son entreprise apparaisse
comme impossible à presque tout le monde. Il est question de choses dont les
lois de la pensée admises à notre époque ont décidé qu’elles sont inaccessibles
à l’intelligence humaine. Si l’on connaît et apprécie les motifs qui décident
des personnes sérieuses à proclamer cette impossibilité, on ne renoncera pas à
démontrer sur quels malentendus repose la conviction que l’entrée dans les
mondes supérieurs est interdite à la connaissance humaine.
Deux aspects de la
question se présentent à nous. En premier lieu aucune âme humaine, après un
examen sérieux, n’hésitera à reconnaître que les problèmes essentiels qui
touchent le sens et la valeur de l’existence doivent demeurer sans réponse, si
les mondes supra-sensibles sont décidément inaccessibles. En théorie on peut
feindre d’échapper à cette évidence : mais la vie profonde de l’âme n’est pas
dupe de cette feinte. Si l’on refuse de prêter l’oreille à cette vie profonde
de l’âme, naturellement on rejettera tout enseignement touchant les mondes supérieurs.
Mais il est des hommes
— et ils sont nombreux — auxquels il est impossible de demeurer sourds à ces
voix intérieures. Ils se voient obligés de frapper sans cesse à ces portes qui,
suivant l’opinion commune, renferment l’inconnaissable.
En second lieu nous
reconnaîtrons que les nécessités de la pensée rigoureuse ne sont nullement à dédaigner.
Celui qui s’en occupe saura les prendre au sérieux, quand ce sérieux s’impose.
L’auteur de ce livre ne voudrait pas être accusé de traiter légèrement
l’immense labeur intellectuel qui a reculé les bornes de l’intelligence
humaine. Ce labeur intellectuel ne saurait être écarté avec quelques phrases
toutes faites sur la « sagesse scolastique ». Dans bien des cas il a sa source
dans un effort sincère de la connaissance, soutenue par une pénétration réelle.
Allons plus loin : on a avancé des raisons pour démontrer que la connaissance,
aujourd’hui qualifiée de scientifique, ne saurait pénétrer dans les mondes supérieurs
: et ces raisons sont, à certains égards, irréfutables.
En voyant l’auteur de
ce livre faire une telle concession, beaucoup s’étonneront qu’il ait cependant
entrepris de traiter précisément de ces mondes supérieurs. Il paraît
contradictoire d’admettre d’un côté le caractère inconnaissable des mondes supérieurs,
et d’en parler cependant.
Et pourtant cette
contradiction s’explique bien que l’on puisse parfaitement comprendre qu’elle
s’impose à l’esprit comme une évidence. Tout le monde n’aborde pas les expériences
qui se présentent naturellement quand on applique aux mondes supérieurs la
raison humaine. C’est par ces expériences seules que l’on reconnaît que les
arguments de la raison peuvent bien être irréfutables, et que pourtant ils ne décident
pas de la réalité des choses. Mais au lieu de discuter théoriquement, essayons
ici de nous faire comprendre par une comparaison. Les comparaisons ne prouvent
rien, mais elles rendent souvent intelligibles les vérités que l’on cherche à
exprimer.
La connaissance
humaine, que nous voyons à l’œuvre dans la vie journalière et dans la science
commune, est vraiment ainsi faite qu’elle ne saurait pénétrer dans les mondes
supérieurs.
Cet axiome peut se démontrer
péremptoirement. Cette démonstration, pour un certain niveau de la vie intérieure,
n’aura pas plus de valeur que si l’on prouvait par des arguments que l’œil
humain ne saurait inspecter le détail d’une cellule vivante ou la constitution
d’un astre lointain. La vue normale ne saurait pénétrer dans les cellules, et
d’autre part la connaissance normale ne saurait pénétrer dans les mondes
supra-sensibles : voilà deux vérités aussi exactes et démontrables l’une que
l’autre. Et pourtant ce fait que l’œil humain ne saurait étendre son
investigation dans les cellules vivantes n’empêche pas que l’exploration de ces
cellules ne soit praticable. Pourquoi donc, de ce que la connaissance normale
ne pénètre pas dans les mondes supra-sensibles, s’ensuivrait-il que ces mondes
sont impraticables à toute connaissance ?
On peut imaginer les
sentiments qu’une pareille comparaison est susceptible d’éveiller. Il y aura
des gens pour dire que l’auteur de cette comparaison ne soupçonne même pas le caractère
profondément sérieux du travail intellectuel dont nous parlions. Et pourtant
celui qui écrit ces lignes est non seulement plein de respect pour le sérieux
de ce labeur, mais encore persuadé qu’il compte parmi les plus nobles activités
de l’espèce humaine. Prouver que la vue humaine n’atteint pas les cellules sans
être aidée par quelque appareil, serait une vaine entreprise : mais que le
penseur rigoureux analyse la nature de la pensée, c’est là un travail nécessaire
pour l’esprit.
Au cours de ce travail
il n’est pas très surprenant que le penseur oublie de remarquer que la réalité
peut parfaitement le contredire. Dans ces préliminaires il n’y a pas de place
pour les
« réfutations » opposées
aux premières éditions par des personnes auxquelles manque la compréhension la
plus élémentaire du but poursuivi, et qui dirigent des attaques mensongères
contre la personne de l’auteur : mais il est par contre opportun d’y affirmer
avec force que, pour trouver dans l’ouvrage une marque de mépris à l’encontre
du labeur scientifique sérieux, il faut se refuser à voir le sens véritable de
l’œuvre.
Le pouvoir de connaître
peut être fortifié et amplifié chez l’homme, tout comme le pouvoir de vision.
Les moyens sont de nature purement spirituelle : ce sont des procédés qui relèvent
de la vie intérieure, de la vie de l’âme. Ils consistent dans ce qui est décrit
sous le nom de méditation, et de concentration ou contemplation. La vie
psychique normale est liée aux organes corporels, la vie psychique intensifiée
est capable de s’en libérer. Il y a des conceptions contemporaines pour
lesquelles cette affirmation est absurde et ne peut résulter que d’une
auto-suggestion. De leur point de vue, ces doctrines démontreront que toute vie
psychique est liée au système nerveux. Celui qui partage les idées qui ont
inspiré ce livre comprendra parfaitement leur démonstration. Il comprendra les
hommes qui affirment que c’est une assertion légère et superficielle de parler
d’une vie psychique indépendante du corps, et que pour les expériences
psychiques que nous considérons il existe une cause nerveuse que le «
dilettantisme de l’occultisme » ne sait pas découvrir.
Sur ces points, il
existe entre le contenu de l’ouvrage et certaines habitudes de pensée, très
compréhensibles, une contradiction si flagrante, que la conciliation est
impossible, actuellement du moins. Il est permis seulement d’exprimer le vœu
que dans notre temps il ne fût pas usuel de taxer aussitôt d’hérésie ou
d’invention un courant de pensées différent de celui auquel on adhère soi-même.
D’autre part, un fait est incontestable : c’est que les recherches occultes
exposées dans cet ouvrage rencontrent l’approbation d’un grand nombre de
personnes qui estiment que le sens de la vie ne se découvre pas par des lieux
communs sur l’âme ou l’individualité, mais par une étude pratique des résultats
dus aux investigations occultes. C’est avec une satisfaction sincère et non
pour en tirer vanité que l’auteur de ce livre a reconnu nécessaire d’en publier
une quatrième édition après un espace de temps relativement court. Pour en
tirer gloire, l’auteur est trop conscient de ce qui manque à ce livre afin de
justifier le titre « d’esquisse d’une philosophie des mondes supra-sensibles...
», même dans cette nouvelle édition qui a été remaniée, éclairée et complétée
sur des points importants. L’auteur a souvent senti combien primitifs et
rudimentaires sont les moyens d’expression possibles, en regard de ce que découvre
l’investigation occulte. C’est à peine s’il a pu indiquer un chemin pour accéder
aux représentations que doivent évoquer dans cet ouvrage les évolutions
saturnienne, solaire et lunaire. Un point important a été traité à nouveau dans
cette édition. Pourtant les expériences de ces choses diffèrent si profondément
de toutes les expériences sensibles que l’exposition représente une lutte
incessante à la poursuite d’expressions relativement satisfaisantes. Celui qui
portera son attention sur cet effort remarquera que bien des nuances
inexprimables par la sécheresse des mots, sont indiquées par le mode de
description. Ce mode varie selon qu’il s’agit des évolutions saturnienne,
solaire ou lunaire.
L’auteur a introduit
des éclaircissements et des commentaires nombreux dans la partie du volume qui
traite de la « connaissance des mondes supérieurs ». Il s’est efforcé ainsi de
rendre sensible le processus des expériences psychiques par lesquelles la
connaissance se dégage du monde sensible pour s’adapter à la perception des réalités
invisibles. Il a tenté de démontrer que cette perception, bien qu’elle soit
conquise par des moyens tout intérieurs, n’a nullement une valeur subjective
pour chaque individu qui la possède ; il a décrit par quelle voie le caractère
particulier et individuel s’efface au cours du développement intérieur, pour
faire place à des expériences qui sont identiques pour tout homme qui a suivi
une méthode de développement correcte en partant des premiers phénomènes
subjectifs. C’est ainsi conçue seulement que la connaissance des mondes supérieurs
se distingue de toutes les expériences purement subjectives telles que celles
des mystiques. De la mystique on peut dire qu’elle est plus ou moins une
affaire personnelle, propre au mystique. L’entraînement ésotérique, tel qu’il
est envisagé ici, vise des expériences objectives, dont la vérité est reconnue
dans le for intérieur de l’homme, mais qui précisément pour cela ont une valeur
générale évidente. Ici encore une conciliation avec certains penseurs modernes
est irréalisable.
Pour finir, l’auteur de
l’ouvrage fait observer aux gens bien disposés qu’il leur faut prendre ce livre
pour ce qu’il est au fond. On cherche souvent aujourd’hui à donner à telle ou
telle doctrine tel ou tel nom tiré de l’antiquité. Ce nom seul leur donne du
prix aux yeux de beaucoup. Mais nous demanderons ici : que gagneront les idées
de ce livre à être qualifiées de « rosicruciennes » par exemple ? Leur but est
d’employer les moyens convenables au stade présent de l’évolution de l’âme pour
tenter de jeter un regard sur les mondes supra-sensibles et pour que de ce
point de vue les mystères de la destinée et de la nature humaine soient considérés
au delà des frontières de la naissance et de la mort. Il ne s’agit pas
d’entreprendre une œuvre conforme à telle ou telle dénomination du passé, mais
une œuvre qui tend à la recherche de la vérité actuelle.
D’autre part, on a également
donné à la conception exposée dans cet ouvrage telle ou telle qualification
dans une intention hostile. Certaines de ces qualifications qui avaient pour
but de discréditer gravement l’auteur sont absurdes et inexistantes : en outre
elles veulent rabaisser une recherche absolument indépendante, en refusant de
la juger en elle-même, mais en la supposant subordonnée à telle ou telle idée
et en essayant de faire accepter aux autres un jugement fondé sur cette
supposition purement imaginaire. Autant sont nécessaires ces quelques mots en
présence des attaques dirigées contre l’auteur, autant il serait déplacé
d’entrer dans une discussion de fond sur ce sujet et à cette place.
Rudolf Steiner.
Mai 1913.
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